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Mémoire et État, état des lieux et perspectives

publié dans le numéro 2 , de Juin 2006

Barbara Lefebvre et Shmuel Trigano

Barbara Lefebvre est professeur d'histoire et géographie. Elle a contribué à plusieurs ouvrages dont Comprendre les génocides du XXe siècle, Elèves sous influence, Les territoires perdus de la République. Elle contribue aussi à la revue Le Meilleur des Mondes et exerce des responsabilités à la LICRA.

Shmuel Trigano est professeur de sociologie à l’Université de Paris X-Nanterre, auteur notamment de L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoa, Odile Jacob, 1999, et de Les Frontières d’Auschwitz, les ravages du devoir de mémoire, Livre de Poche-Hachette, 2005, éditeur du numéro spécial de la revue Pardès, « Penser Auschwitz », Le Cerf, 1989.

En janvier 2005, les commémorations du soixantième anniversaire de la libération des camps nazis ont été une nouvelle occasion de voir l’espace public, principalement médiatique, investi par le récit des témoins et le discours des historiens venant les compléter et les complexifier en les soumettant à l’effort analytique historique. Mais c’est surtout la présence constante de représentants de l’autorité politique qui devra être relevée : à l’image de son omniprésence depuis une vingtaine d’années sur les lieux de mémoire de la Shoah, longtemps ignorés par lui, l’État républicain fut en 2005 de toutes les manifestations.

L’injonction au « devoir de mémoire », de plus en plus critiquée pour son caractère institutionnel et sacralisant, s’est transformée, dans les paroles tout au moins, en « travail de mémoire ». Cette formule serait censée inclure la prise en compte de la distanciation historienne, de même qu’elle permettrait de réduire le sentiment de saturation mémorielle éprouvé par une partie de la société trouvant suspecte l’obligation ritualisée par l’État lui-même à se souvenir d’une histoire dont elle ne comprend plus forcément en quoi elle la concerne. Alors que l’on tente timidement de contourner les dangers d’une sacralisation de la mémoire de la Shoah, qui désincarne et déshistoricise un événement traumatique majeur, la formule du « devoir de mémoire » est au contraire, sur d’autres sujets, abondamment reprise pour accompagner une demande de reconnaissance. Cette quête exposée, sur la place publique, ne s’adresse pas tant aux chercheurs (historiens, sociologues, philosophes) ou aux concitoyens supposés indifférents qu’à l’État. Certaines de ces réclamations mémorielles prennent des formes de plus en plus vindicatives pouvant conduire ceux qui les formulent à contester le statut de victime de tel ou tel groupe ayant obtenu officiellement reconnaissance de leur souffrance ou à essayer de le plagier afin de s’assurer d’être identifié comme victime directe ou indirecte d’un traumatisme historique identique sinon égal, qui entraverait leur vie présente et empêcherait leur pleine intégration à ce monde. C’est dire combien le « statut officiel » de victime est devenu en France un mode opératoire identitaire considéré comme prééminent.

Les commémorations de la libération d’Auschwitz-Birkenau ont ainsi permis à des groupes identitaires de revendiquer leur part de souffrance : des associations gays et lesbiennes y ont vu une nouvelle opportunité d’exprimer leur demande de reconnaissance comme groupe identitaire unitaire, par l’évocation de la déportation homosexuelle, bien que la France de Vichy n’ait pas été concernée. De même, un ouvrage au titre ambigu, largement relayé par des médias peu spécialistes du sujet, a pu laisser croire au grand public que les nazis avaient également déporté des Noirs afin de les exterminer.

C’est donc autour, ou aux alentours, de la Shoah conçue comme référent que se structurent bien des revendications mémorielles. Sa centralité ne paraît donc due ici ni à son intérêt historique, ni philosophique, mais à l’institutionnalisation du devoir de mémoire et à la reconnaissance par l’État d’une responsabilité directe de l’autorité politique dans ce crime génocidaire. C’est également l’opinion publique qui est prise à témoin par le biais des médias par ces « oubliés de l’histoire », dans les contextes de crise de l’identité nationale et de calcification sociale poussant à l’ethnicisation des rapports sociaux. Mais c’est avant tout vers l’État que se tournent les groupes mémoriels. Conformément à la très longue tradition politique française, le pouvoir centralisé peut seul produire une légitimité incontestable et institutionnaliser « les » devoirs de mémoire. Cette forme d’intégration au récit national n’est-elle pas risquée dans la mesure où elle s’opère en négatif, c’est-à-dire en opposition à la nation ? Le face-à-face entre l’État héritier d’une nation d’oppresseurs et la figure de leurs innombrables victimes conduira-t-il à une mémoire collective apaisante ou plus traumatique encore ?

La centralité de l’État est donc réelle pour toute réflexion sur travail et politique de mémoire puisqu’il apparaît comme celui qui forge, par des procédures institutionnelles, la mémoire collective de la nation. Accusé tantôt d’occulter une histoire, tantôt de surinvestir sur une autre, l’État est au centre de toutes les attentions ; non celle des historiens qui, dans une démocratie, travaillent à la marge et ne participent pas à l’élaboration d’une histoire officielle, mais celle de groupes mémoriels de plus en plus nombreux dans une société pluraliste et ouverte où à la souffrance des uns doit répondre la responsabilité des autres.

La guerre de tous contre chacun ? En l’occurrence l’État demeure la cible principale : centralisant l’action politique, il rassemble aussi les traces de ses actes pouvant servir à le condamner. On le soupçonnera donc d’autant plus aisément de vouloir dissimuler ou falsifier les faits.

L’articulation entre pouvoir étatique et gestion de la mémoire appelle la dialectique mémoire collective – mémoires individuelles autant qu’elle convoque le couple histoire – mémoire. De même, la question juridique semble devenue indissociable de la quête mémorielle de reconnaissance : si l’histoire, en tant que processus scientifique en marche, ne dépend pas de la loi et si les historiens récusent au législatif le pouvoir de dire la « vérité » historique, la mémoire semble en revanche y voir un objet essentiel, de satisfaction ou de critique. Pour les acteurs des milieux de mémoire, non seulement une « vérité d’État » est acceptable mais elle paraît de plus en plus recherchée. Quels sont les buts poursuivis par l’obtention de la reconnaissance étatique ? La notion de « réparation historique » est-elle la seule garantie de l’intégration ? L’État peut-il prendre en charge toutes les mémoires individuelles ? Est-il inévitable que la mémoire collective paraisse inéquitable à certains ? S’adresse-t-on à l’État parce qu’il est le seul acteur légitime à pouvoir imposer à tous le souvenir historique ?

En quoi l’historien, le sociologue ou le philosophe sont-ils des agents de clarification des débats ? Comment peuvent-ils conduire la société à s’interroger sur ces refoulements historiques sans tomber dans la culpabilisation unilatérale et la moralisation des argumentaires ? Comment peuvent-ils agir sur la réceptivité du corps social ou politique à entendre ces revendications mémorielles ? Les revendications mémorielles stimulent-elles la recherche historique ? L’instance législative doit-elle toujours être l’étape décisive de cette quête ? En quoi le recours au judiciaire, notamment par la tenue de procès, a-t-il un effet sur les traumatismes mémoriels ?

L’école et les médias se font l’écho de revendications mémorielles. Dans ces espaces, est-il encore permis de quitter l’individuel pour le collectif sans passer par la revendication d’un statut de victime ?

Une fois reconnue, en quoi consiste la politique de mémoire d’un groupe ? L’enjeu essentiel ne porte-t-il pas davantage sur l’école que sur l’acte commémoratif ? Au cœur des drames de l’histoire contemporaine qui ont profondément divisé la nation et exarcerbé la concurrence des multiples mémoires de victimes, sur quoi se fondera le consensus historique à la base de tout enseignement et de tout lien social ? (...)

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