Une des expériences
les plus significatives que nous avons faites avec la déclaration
« Raison Garder » a été, et est toujours,
le silence des médias français à son propos.
La presse suisse, italienne, israélienne lui ont fait écho,
même si ce fut la plupart du temps dans les marges de JCall.
C’est une
situation à laquelle nous nous confrontons en fait depuis la
deuxième Intifada. Elle se manifeste aujourd’hui avec
une stridence supplémentaire parce que les deux pétitions
en lice, « Raison Garder » et « Appel à la
raison », peuvent se mesurer par un dispositif informatique
simple : 10 200 signataires pour « Raison Garder » contre
6000 pour J Call.
Le constat le
plus immédiat que l’on puisse faire, c’est que
les médias français pratiquent une information sélective
qui obéit à une grille idéologique. C’est
bien ce qui s’est produit depuis 10 ans. Seuls les Juifs «
autorisés » ont pu s’exprimer et tenir le micro.
Cela a concerné en premier toute la galaxie de ceux qui s’étaient
recommandé d’un « autre » judaïsme,
d’une « autre voix juive » et que nous avons nommés,
respectueux de leur auto-définition : les « Alterjuifs
» (de « alter » : « autre ») (1).
Tout leur discours
se résumait dans l’accusation d’Israël et
de la communauté juive. Il y avait, à cette époque,
une sorte de cérémonie d’allégeance en
vertu de laquelle, pour avoir le droit à la parole et à
l’écoute, l’interlocuteur juif devait impérativement
prononcer en guise de « Sésame ouvre-toi » la formule
: « Je suis pour Israël, mais, attention ! Je suis contre
ceci ou cela : « Sharon », « l’occupation
», les « colons », etc.
Le reste des Juifs
étaient renvoyés à la tourbe grouillante et visqueuse
du tribalisme, du sionisme « viscéral », du particularisme,
exactement à tout ce dont l’apôtre Paul –
« autre » fils d’Israël - accusait déjà
« les Juifs », il y a 20 siècles. De ce monde-là,
aucune voix articulée et construite ne fut répercutée
dans le débat public. Et les efforts d’explication, les
livres, les conférences, les newsletters ne manquèrent
pas. L’histoire enregistrera cet effort désespéré
de la communauté juive pour se faire entendre de la communauté
nationale.
Certains pourtant,
qui avaient accablé le « communautarisme juif »
dans les années 1990, se virent confirmés par les médias
comme ses porte-paroles uniques et obligés, sur tous les plateaux
et dans tous les journaux, mais uniquement pour faire entendre les
échos de leur âme juive souffrante et tourmentée,
prise dans les rets de ses contradictions. Le reste des Juifs resta
toujours massifié, anonyme et menaçant.
Les auteurs de
J Call se sont manifestés dans ce paysage-là de sorte
que la structure de communication – ou plutôt de non-communication,
ici évoquée– a connu une mutation : ils se posent
en porte paroles exclusifs du judaïsme, puisqu’ils accaparent
sa morale, son honneur et la raison, pour tancer de haut le monde
juif - à nouveau donc voué au « tribalisme »
viscéral (2) !-, en prenant l’univers à témoin
– et c’est là où est le problème
–, convoqué pour imposer leur volonté partisane
à tout un peuple voué à être sous tutelle.
Le colloque
organisé par l’Ambassade de France à Tel Aviv
le 31 mai (3), en est une illustration. Il commence par un débat
entre un porte parole de J Call – mentionné tel quel,
es qualités, c’est là le problème- et la
ministre Likoud de la culture, comme si toute la diaspora française
était résumée dans J Call, auquel l’ambassade
donne voix sans aucun souci d’équilibre.
Y-a-t-il donc
des Juifs « officiels » et des Juifs « réprouvés
» ? Hanna Arendt a bien analysé ce syndrome dans son
livre De l’antisémitisme, à travers la notion
de « Juifs d’exception ». Au 18ème siècle,
les salons mondains les fêtaient en les opposant à la
masse ghettoïsée de ceux qui ne bénéficiaient
pas encore de l’émancipation citoyenne. Eux-mêmes,
remarque-t-elle, ne retiraient leur statut privilégié
et leur reconnaissance que de cette relégation de tous les
autres Juifs. Hier comme aujourd’hui, la « reconnaissance
» des uns se paie de l’exclusion des autres de la citoyenneté,
en diaspora comme en Israël, où J Call ne propose rien
d’autre que de court-circuiter la procédure normale de
la démocratie et de la souveraineté républicaine.
Ce parallélisme
souligne quelle terrible régression connaît aujourd’hui
la condition juive.
*Chronique prononcée sur Radio J, vendredi 28 mai 2010.
1 - http://www.controverses.fr/Sommaires/sommaire4.htm
2 - Paroles de Eli Barnavi, l’un des inspirateurs de J Call
: « Oui il y a bien deux Israël. Le mien tourné
vers le monde, séculier et rationnel ; et l’autre, idolâtre,
centré sur une terre diviniséeet prisonnier de croyances
archaïques... Entre les deux il n’y a pas de compromis
possible. Dans le combat qui les oppose, chaque camp compte ses alliés,
au sein du monde juif et parmi les Gentils. Ils ont les leurs, juifs
de la Diaspora arc-boutés sur leurs peurs ancestrales qui flairent
l’antisémitisme partout et sont prêts à
se battre pour Abou Dis jusqu’au dernier Israélien, ou
évangélistes américains dont le « sionisme
» annonce la conversion des juifs et le second avènement
du Christ Roi. Nous avons les nôtres « Juifs de l’éthique
»... Réponse de Eli Barnavi à Régis Debray
dans son pamphlet récent A un ami israélien (Flammarion).
3 - « La démocratie et ses nouveaux défis »,
les 30,31 mai et 1er juin 2010, en collaboration avec le journal
Haaretz.»
POST
SCRIPTUM
Le
démontage d’un coup monté
Ce ne
peut être un concours de circonstances. La publication par Libération
(29 et 30 mai 2010) d’un dossier et d’une première
page sur J Call, à l’occasion du colloque franco-israélien
organisé par l’Ambassade de France en Israël, démontre
le coup monté qui porte cet «Appel». Ses vastes
ramifications allant du Parlement européen au ministère
français des Affaires étrangères, en passant
par Haaretz et Libération, sans oublier la
parution, sans doute programmée, du pamphlet de Régis
Debray, et toute l’effervescence médiatique ambiante
soulignent la puissance du lobby qui porte J Call. De ce point de
vue, « ces juifs qui critiquent Israël » (Libé
en première page) sont les Juifs du pouvoir, de la même
façon que les militants de J Street sont les Juifs d’Obama.
La finalité
de leur entreprise est éventée. Foin de « morale
», il s’agit avant tout de préparer « du
dedans » du monde juif (d’où leur intervention
« en tant que juifs ») l’imposition d’une
«solution» du conflit arabo-israélien, en dénonçant
à la vindicte universelle tous ceux qui ne pensent pas comme
eux afin de mieux les délégitimer sur le plan moral
et les paralyser. Les signataires de J Call ne font d’ailleurs
pas mystère de ces objectifs, proclamés en toutes lettres.
La lecture
du dossier de Libé est une mine pour le sociologue car le dispositif
idéologique qu’il met en place est éminemment
limpide. Remarquons, en passant, que pour, la première fois,
Libé mentionne « Raison Garder » : 10 lignes introduites
par la phrase « la polémique fait rag». Notre représentativité
est mise en doute (« quelques 14 000 personnes auraient signé
cet autre texte » - en comptant la pétition italienne
dont l’auteur de l’article ne semble pas être au
courant). L’éditorial de Laurent Joffrin se termine sur
l’apologie du « dissensus » et du «débat
», mais il ne nous a jamais donné la parole ni n’a
rendu compte de notre existence.
Le schéma
idéologique qu’activent les supporters de J Call est
manichéen : les bons et les méchants. Les bons sont
« des intellectuels » opposés aux « communautés
juives », au «gouvernement israélien », à
« l’Aipac, au « tout puissant lobby aligné
sur la politique du Likoud », au « président du
CRIF », à « Ariyeh Eldad du parti d’Union
Nationale ». En vertu de la même logique, la séance
inaugurale du Colloque de Tel Aviv oppose un intellectuels (Lévy)
à une ministre du Likoud, comme pour donner à comprendre
qu’il n’y a pas d’intellectuel ni de pensée
de l’autre côté. Bien sûr, avec les 155 professeurs
d’université, 445 enseignants, 47 chercheurs, 60 écrivains,
80 journalistes, etc, qui ont signé “Raison Garder”...
On voit
réapparaître l’« autre Juif » dans
le titre de Laurent Joffrin (« L’autre voix »),
ce qui montre que nous sommes dans la continuité de la rhétorique
des « Alterjuifs » des années 2000 (1) sauf que
cette fois, J Call comporte « nombre de personnalités
peu suspectes d’hostilité à l’égard
d’Israël ». Donc il y a les Juifs du « même
» – de la fermeture, du « communautarisme »,
de la droite », de « l’affirmation identitaire »
(Joffrin dixit), « unanimistes », « le
gouvernement israélien et ses soutiens en France », et
les Juifs de l’autre, de l’altérité, de
l’altruisme...
Ce schéma
mental n’est pas pour rien dans l’atmosphère pesante
qui s’est installée en France depuis 10 ans et qu’il
faut désormais combattre avec résolution. Les pouvoirs
publics (l’Ambassade a enfreint le principe de la neutralité
administrative) et les médias ne peuvent plus continuer à
jouer des Juifs contre d’autres Juifs, à favoriser les
uns et exclure les autres, et entretenir ainsi la confusion des esprits
où se mêlent de façon trouble et délétère
philosémitisme et antisémitisme. Si les pétitionnaires
de J Call se prêtent à une telle opération, ils
s’exposent eux aussi à des conséquences fatales.
On pourrait
d’étonner que dans cet ensemble Libération
ait placé un article sur le violent pamphlet de Régis
Debray. Le titre de cet article est en fait significatif : le qualificatif
de « sioniste pro-palestinien » fut l’invention
de l’UEJF, alors sous la présidence de Patrick Klugman,
aujourd’hui membre du comité exécutif du CRIF
et signataire de J Call... Le schéma idéologique de
l’apostrophe hargneuse de Debray conjugue la profession de foi
philosémite et une vision des Juifs que ses lecteurs qualifieront
d’eux-mêmes. Il oppose un Israël mythique, valorisé,
à un Israël réel, vilipendé. Vieille histoire
de 20 siècles ! Ce pamphlet franchit néanmoins un stade
supplémentaire puisqu’il fustige les Juifs de France
au nom de la critique de l’État d’Israël,
en les accusant de « double allégeance », en somme
de trahison, accentuant ainsi la dialectique de leur diabolisation/célébration
: célébration d’ectoplasmes ! Le bon juif est
décidément celui qui accuse Israël ou s’accuse
lui même sacrificiellement...
Comment
cette insertion étonnante dans un tel dossier consacrée
à des « juifs » (Libé dixit) est-elle
possible? Tout simplement parce que l’inspirateur de J Call,
Eli Barnavi, répond à Régis Debray dans ce livre,
lui conférant ainsi le certificat de bonne conduite qui l’exonère
de tout soupçon. Le même Debray accompagné de
Barnavi a bénéficié également d’un
passage radiophonique à l’émission d’Alain
Finkielkraut sur France Culture. La boucle est bouclée. Le
pamphlet de Debray serait-il le commentaire autorisé de la
pétition de J Call ?
1 - Cf. http://www.controverses.fr/articles/numero4/JYKanoui4.htm