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Figures et ferveur de la multitude : la rhétorique muette de la démocratie

 

Publié dans le numéro 1 en Mars 2006

Georges-Elia Sarfati

Georges-Elia Sarfati, né en 1957, est professeur des Universités. En linguistique, ses travaux portent sur la théorie et l’analyse des rapports entre discours et sens commun ; lexicographe, il collabore au Petit Robert des Noms propres (domaine : Israël). En philosophie politique, à partir de la pragmatique et du marxisme, il développe une réflexion sur les conditions contemporaines d’un exercice collectif de la fonction critique. En poésie, le prix Louise Labé lui a été décerné.

***

Pour saisir le véritable nœud du problème, il faut, comme d’habitude, renverser le bavardage de l’opinion courante.
Mario Tronti Le Crépuscule de la politique

 

Après avoir lu Empire et Multitude [1], on peut à bon droit se demander si leurs auteurs, M. Hardt et A. Negri (notés : H & N) ont sciemment nourri le dessein de passer un compromis avec le système qu’ils dénoncent formellement ou si c’est à leur corps défendant qu’ils ont élevé à la dignité de thèses princeps les poncifs régulateurs de l’idéologie néolibérale qui depuis une bonne vingtaine d’année se sont confondus avec l’air que nous respirons. Une hypothèse plus indulgente consisterait à supposer qu’ils ont sciemment et subtilement adopté le cadre doctrinal imposé par ces poncifs pour tenter en s’y inscrivant, puis en feignant de les reprendre à leur compte, de le subvertir de l’intérieur.

Dans le premier cas, il n’est pas douteux qu’ils complaisent aux puissants, dans le second cas, il est encore moins douteux qu’ils font courir à la théorie critique dont ils se réclament un risque mortel de dissolution, et, ce qui est plus grave à nos yeux, mais se déduit comme une conclusion de sa prémisse, celui d’égarer la multitude sans repère en attente d’analyses éclairantes.

Il faut pourtant s’incliner devant une entreprise intellectuelle aussi ambitieuse que soucieuse d’une quasi-exhaustivité. Puisqu’il s’agit de rien moins, entre les deux ouvrages, que d’identifier les traits saillants de l’époque – en y repérant notamment les conditions actuelles de la domination-, et d’envisager une à une, avec un authentique esprit de suite, les différentes voies de son possible dépassement. Et dans la mesure où un semblable état de la question n’avait pas encore été tenté, il s’agit d’une initiative salutaire.

Une pensée radicale ?

La perspective se veut radicale. Mais elle paraît tout aussi équivoque. L’est-elle parce qu’elle dessine la possibilité d’un monde autre ? Ou bien encore parce qu’elle essaie d’éclairer les conditions présentes de ce passage ? La réponse est que chaque ouvrage assume une part du questionnement. Empire cherche à identifier les tenants et aboutissants du nouvel ordre mondial, Multitude s’attache à discerner des points de ralliement. Nous sommes bien en présence d’un diptyque conceptuel ; si le premier versant reconnaît catégoriquement les signes d’un changement d’époque, le second appelle de ses vœux la mutation qui l’abolirait. Entre radicalité présumée du point de vue, et radicalisme du projet instancié, la décision d’agir -armée des moyens de l’action- devrait sortir victorieuse. Or le problème, irrésolu au sortir de cette nouvelle somme de théologie acritique, est que les angles morts abondent, tandis que les points de ralliement patiemment étayés ont l’allure d’irréfragables points de fuite. Dans l’absolu- puisque c’est à chaque page dans l’absolu de la pure spéculation que les auteurs se situent- on ne peut que souscrire au « désir de démocratie » qui décline l’alpha et l’oméga de leur quête. Cette formidable traversée des mondes possibles – puisque rien de tel qu’un empire post-moderne ni qu’une multitude universelle n’existe- exhale toutefois la fraîcheur et la vérité native qui, dit-on, sort seulement de la bouche des enfants.

Les deux ouvrages prétendent s’inscrire sans la perspective de la tradition de pensée radicale. Est-ce vraiment le cas ? Un examen attentif de leur cadre de référence dément rapidement cette filiation pourtant fortement revendiquée. Tandis que le fondateur du matérialisme historique a construit le projet d’une critique radicale de la société à partir de la philosophie, puis de la philosophie à partir de la politique, enfin de la politique à partir de l’économie, H & N dessinent un itinéraire rigoureusement contraire. Ils passent sous silence les données économiques caractéristiques du nouvel ordre mondial, tout en faisant simultanément valoir nombre de thèses catégoriquement affirmées. Leur analyse de la situation présente pêche par formalisme juridique (sous leur plume, l’ordre politique international semble ne tenir qu’à l’existence de grandes institutions à elles seules en charge de l’équilibre du monde) ; la philosophie – ou ce qui tient lieu de « philosophie politique » occupe une place exorbitante. Le défaut constant d’une réflexion rigoureusement conduite sous les auspices de la connaissance objective le cède en revanche à un discours spéculatif, à la tonalité volontiers incantatoire, qui s’aliène le plus souvent dans la reformulation simpliste d’une métaphysique d’emprunt – l’ontologie spinoziste trivialement bricolée.

Et tandis qu’au principe de la pensée critique, Marx plaçait la philosophie allemande, la politique française et l’économie politique anglaise, H & N opèrent un déplacement prodigieux des perspectives en articulant beaucoup de sciences économiques nord américaines (théorie du management) hâtivement reliées à la philosophie française post-moderne. Quant à la politique, ses référents souffrent d’un effet de dispersion tel qu’il n’est guère possible de les relier entre eux par un lien historique dont la cohérence offrirait au lecteur un principe clair d’intelligibilité. S’agissant du passé, la convocation du souci politique consiste en un brassage éclectique des grands évènements du XXe siècle (il y est beaucoup question de « résistance », mais à qui au juste ?) ; pour ce qui est du présent et du futur, l’horizon historique se dissipe à mesure qu’on attend d’y atteindre. Mais la revendication de l’inscription radicale est constante. Elle constitue même un leitmotiv commun aux deux ouvrages. La bibliographie retenue par H & N vérifie rarement leur déclaration d’intention. Les auteurs les plus souvent cités brillent par leur appartenance au monde de la pensée dominante. C’est là un indice d’acceptation tacite de l’ordre socio-politique que ceux-ci représentent, puisque la plupart du temps ils ne sont pas cités pour être discutés ni récusés, mais pour servir de point d’appui au raisonnement. Il est notamment choquant de constater l’omniprésence de C. Schmitt – résolument adopté par H & N – mais c’est là un autre signe des temps- puisqu’il va leur servir de contre-épreuve constante pour situer leur propre thèse. Dans leur critique de la souveraineté, l’idéologue et juriste nazi est visiblement tenu pour un théoricien de première importance vers lequel converge et par lequel s’achève la grande tradition de la philosophie politique, de Machiavel à Hegel, en passant par Hobbes et Rousseau. En contrepartie de quoi, Empire et Multitude ne mentionnent sérieusement aucun auteur dont l’engagement ou l’œuvre se distinguerait par son implication dans le mouvement des luttes populaires. Nous ne parlons pas même des grands continuateurs, ni des hérauts de la révolution politique d’inspiration marxiste : Lénine, Mao, etc. sont quelques fois cités – surtout en exergue. Mais on n’y croit guère. Dans l’atmosphère artificieuse d’Empire et Multitude, ces faibles recours produisent l’effet de surimpressions kitch sur des dessins d’Andy Warhol.

Contre toute attente, Empire et Multitude s’avèrent on ne peut plus en phase avec la grille de lecture de l’actualité, patiemment distillée par les doctrinaires de la mondialisation, soit dit de la pensée unique. La rupture révolutionnaire que H & N appellent de leurs vœux se révèle paradoxalement et en tous points conforme aux axiomes de la contre-révolution libérale en marche depuis la fin du providentialisme keynésien : la disparition de l’État-nation, la fin de l’économie nationale, la disparition de la classe ouvrière, la transformation de la logique du capital, la forclusion de l’espace révolutionnaire [2]. Ces axiomes tiennent en quelques propositions, tant et si bien relayées par les grands médias et l’esprit de Davos, qu’ils passent aujourd’hui dans l’opinion pour des évidences de nature [3].

Il n’en demeure pas moins qu’entre l’effet rhétorique et l’entêtement statistique des faits, un écart abyssal subsiste. Or l’accréditation irréversible de la validité de ces thèses expliquerait l’émergence comme la formation d’un nouveau bloc historique d’envergure planétaire : l’Empire. De telle sorte que l’extension irrésistible et inévitable de cette nouvelle forme économico-politique (à l’intérieure de laquelle économie et politique seraient devenues indifférenciées) aurait rendue obsolète la distinction entre un « dehors » et un « dedans ». Ce qui revient à dire que le mode de propagation de l’économie de marché ne permet plus de tenir pour une catégorie d’analyse pertinente l’opposition centre/périphérie s’agissant de qualifier du point de vue de l’économie critique les différents seuils de développements. Ce qui revient aussi à soutenir tout de go que l’espace de la révolution politique est désormais forclos. Quant aux véritables « ennemis » de la Multitude, ils n’ont plus de visage, surtout pas d’identité, puisqu’ils ne sont plus guère assignables ; ils se confondent simplement avec « un régime spécifique de relations sociales ». On peut se demander si cette assomption frivole trouverait un écho favorable auprès des êtres humains qui augmentent chaque jour- sur les cinq continents mondialisés non pas une abstraite multitude, mais la myriade exploitée des classes subalternes ?

On peut légitimement s’interroger sur la raison d’être d’un tel délitement de la pensée critique, de son affaiblissement au contact de la philosophie post moderne dans laquelle cependant H & N persistent à voir l’occasion de son renouvellement. En 1959, C. Wrigt écrivait que « nous entrons dans la période post moderne » [4]. Sur l’ordre des raisons qui justifie à ses yeux ce diagnostic, Wright allègue l’échec général de la modernité occidentale : à l’Ouest, le dévoiement de la démocratie directement liée à l’émergence d’une culture de masse ; à l’Est, les désastres du déviationnisme stalinien.

Un demi-siècle plus tard, à quelques variantes près, le même diagnostic peut être reconduit : la massification a d’autant plus uniment progressé, qu’avec l’échec avéré du marxisme-léninisme, le modèle consumériste de la démocratie s’est tendanciellement imposé comme l’unique alternative viable de société. Cet état de fait – même si la présomption qui l’enveloppe demeure selon nous sujette à caution- n’en constitue pas moins une donne historique fondamentale avec laquelle l’analyse philosophico-politique doit compter. Il est alors raisonnable de penser que ce même ordre de raisons, qui sanctionne la défaite conjoncturelle mais durable [5] de la perspective radicale, a eu un impact direct sur l’expression ainsi que sur la formulation mêmes du projet critique.

C’est donc à l’aune de ces évolutions qu’il convient d’évaluer la contribution de H & N. En l’occurrence, la manière dont leur analyse se saisit de ces mutations atteste la perméabilité de leur propre conception du monde – comme de leur représentation des possibilités actuelles de l’émancipation- à ce qui constitue un véritable choc. D’où cet exercice de philosophie académique, entrecoupé de velléités subversives, au fond très politiquement correct, puisqu’il paraît entériner, bien davantage qu’il ne le met en cause, l’essentiel de ce qui est en fait à contester.

Dans une conjoncture historique intermédiaire, mais analogue à celle qui inspirait C. Wright, et qui permet aujourd’hui d’éclairer – sans la justifier ni l’accepter- l’analyse de H & N, P. Anderson avait précisément circonscrit les points d’impact du triomphe « libéral » sur les formes du discours critique [6]. Pour P. Anderson, le radicalisme de la défaite se reconnaît principalement à trois traits : - Il se signale d’abord par l’involution de la critique de l’économie politique au pré-carré de l’abstraction spéculative, comme telle entièrement déliée d’une confrontation sérieuse avec les données historiques. Ce premier mouvement correspond au moment de la régression théorique du projet critique qui referme ainsi sur la seule protestation morale le prisme de ses objets. On peut ainsi tenir pour un signe apparent de cette involution théorique la réduction des catégories de l’analyse philosophique au binarisme simpliste qui qualifie dans un geste digne des antiques théogonies le combat annoncé de « l’empire » et de « la multitude »- véritable choc des titans ;

– Il se distingue ensuite par une empathie marquée à l’égard d’une langue volontiers ésotérique, ce qui, selon Anderson, est un « indice du fossé qui sépare la pensée socialiste et le terrain de la révolution prolétarienne » (p. 76-77). On ne compte plus les nombreuses marques textuelles où le développement principal le cède, dans un écartèlement constant de la réflexion, soit à l’habitus compassé du mélange des genres (morceaux intercalés de critique littéraire ou note théorique) et des langues (« Golem », « Geheimrat », « Le big Government est de retour »), soit à l’air saturé du temps (injonction au lecteur toute droit venue de la science fiction : « Que la force soit avec toi »), soit encore à l’inutile tentation scolastique : latinismes superfétatoires qui confèrent au texte une tonalité faussement docte (« Simplissimus », « Ingenium Multidinis »), de sorte que même la part d’ironie que l’on peut supposer à ces endroits opère comme autant de signes de connivence entre initiés ;

– Il se caractérise encore par sa fascination identificatoire à l’égard de la culture dominante, au point, s’il s’agit de pensée, de faire siennes ses catégories, sanctionnant ainsi l’affaiblissement définitif de son radicalisme présumé. Outre les partis pris déjà signalés qui commandent à l’organisation intellectuelle du cadre de référence (Kelsen, Schmitt, etc.), cette sorte de compromis idéologique se mesure aussi à la redéfinition des objets thématiques – choix apparemment assumé comme un enrichissement de l’analyse : culte de l’éphémère, valorisation des marginalités, exaltation néo-païenne du désir et des corps, etc. [7]. Tous ces mythèmes combinés consacrent le pénible recyclage de l’esprit de scission. On pourrait enrichir cette typologie d’un autre paramètre, spécifiquement distinctif de la posture critique qui nous occupe ici. Il s’agit d’un trait de contenu commun aux trois critères à l’instant exposés. Ce paramètre permet à lui seul de les articuler par leur contenu même. Matière première du propos de H & N, cet invariant consiste dans l’adhésion sans faille des auteurs aux succédanés de théorisation post moderne, dument assimilés par la culture ambiante, et qualifiée par G. Agamben de « pensée molle » [8]. Il est ainsi tout à fait caractéristique de ce triple déport qu’au moment d’établir la « généalogie des formes de résistance », H &N en oublient d’esquisser sur un mode symptomal l’étiologie de leur propre position.

Empire et Multitude ou les symptômes prononcés d’une pensé postcritiques.

Le mythe de la transparence communicationnelle

Pour H & N le « langage » constitue un attribut libérateur de la multitude. Cette thèse se rattache directement au constat de l’émergence du travail immatériel [9]. Il faut rendre justice aux auteurs d’éclairer en termes intéressants cette mutation. La distinction modernité/postmodernité correspond à l’opposition fordisme/post-fordisme, isomorphe du distinguo travail matériel/immatériel dans le champ économique. Selon H & N le travail immatériel représente un facteur d’émancipation que la multitude doit savoir exploiter à son avantage : « Les formes principales de la coopération productive ne sont plus créées par les capitalistes dans le cadre d’un projet d’organisation du travail, mais elles sont suscitées par les énergies productives du travail lui-même. » (p. 141) L’émergence du travail immatériel définit une nouvelle situation historique dans laquelle : « Les langages se mêlent et s’échangent pour former non pas une seule langue, mais plutôt un pouvoir commun de communication et de coopération au sein d’une multitude de singularités » (p. 171)

Il en résulte « une transformation anthropologique » (p. 236) qui indique qu’au sein des rapports de production se joue désormais « le passage de l’habitude à l’acte performatif » (p. 236). En effet, selon H & N : « la performativité, la communication et la collaboration sont devenues des caractéristiques fondamentales du post-fordisme et du paradigme de la production immatérielle (…) Le produit n’est autre que l’acte de produire lui-même. » (p. 238) A notre sens, la conception du langage à l’œuvre dans ces analyses souffre d’un grave déficit théorique. Elle appelle deux séries de remarques.

Cette conception repose sur une vision angélique de la communication. H & N adhèrent à une conception transcendantale de l’activité communicationnelle qui se double, dans leur cas, d’une idéalisation de l’usage linguistique [10]. Sous couvert d’analyser l’émergence d’un type de production dominé par le procès de subjectivation inhérent au travail immatériel, les auteurs cèdent au mythe de la transparence communicationnelle, version post-moderne d’une conception idyllique du lien social : « la faculté du langage (…), la capacité générique de parler, le potentiel indéterminé précédant tout énoncé spécifique » représente « une composante essentielle du travail immatériel » (p. 239). Et encore ceci : « Les langages, les pratiques et les formes de production communes propres à notre société s’opposent aux formes de domination en vigueur » (p. 358)

Le fait d’énoncer n’a jamais été un gage de liberté (sauf dans la perspective d’une conception toute formelle de la liberté d’expression), ni une garantie d’émancipation. Les interactions verbales produites dans les rapports de travail portent témoignage, toujours et encore, de leur dépendance à l’égard du contexte de la production ; elles demeurent, même dans l’économie immatérielle, et, peut être plus encore parce qu’elles constituent l’identité de marque de ce type d’économie, des expressions du travail aliéné. Contrairement à ce que H & N affirment benoîtement, tout acte d’énonciation fait fond sur des stratifications de mémoire discursive ; il n’est donc nullement inconditionné. Il n’y a rien de plus surdéterminé que la prise de parole sur laquelle pèse l’a priori de l’opinion, de l’idée reçue et de la stéréotypie. L’expérience quotidienne de la parole, privée ou publique, en est une éloquente démonstration.

Il en va de même de la performativité linguistique précisément comprise comme une dimension fondamentale de la praxis. H & N font un usage poétique de ce concept, prolongeant en cela la lecture que Barthes proposait d’Austin [11]. Pour le fondateur de la speech act theory [12], l’énonciation performative suppose une théorie des normes institutionnelles de la prise de parole. Celles-ci définissent pour les locuteurs un système de contraintes, non seulement marquées en langue, mais encore directement corrélées au contexte d’énonciation. Il n’y a dans l’activité linguistique ainsi comprise nulle trace de transcendance ; la performativité ne produit ni ne crée rien en dehors du cadre de l’échange qui fait obligation aux sujets de se conformer aux attentes déterminées par le contexte. Enfin, un éclairage sociologique du procès performatif 13 montre que la « coopération » des sujets au cours de la communication définit le système spécifique de l’économie des échanges linguistiques, lequel n’est à son tour – et en retour- qu’une des dimensions de l’économie inscrite dans les rapports sociaux de production. Toutes ces notions auraient dû sensibiliser H & N aux véritables enjeux économico-politiques de la communication considérée sous l’angle de la production postfordiste.

Le mythe de la transparence communicationnelle est le pendant immédiat de l’idéologie juridico-commerciale de la libre circulation des hommes et des idées. Elle traduit au plan de la théorie du langage le principe marchand. A ce titre, elle ne peut pas être alléguée comme une option critique [14].

Loin de représenter par elle-même une possibilité d’émancipation, l’émergence du paradigme du travail immatériel constitue davantage la possibilité d’une nouvelle forme du travail aliéné, parce qu’il coïncide avec le franchissement d’un seuil supplémentaire dans la sophistication des formes d’exploitation et d’extraction de la plus-value. Cette nouvelle conjoncture offre donc au biopouvoir de l’empire (contre la biopolitique de la multitude) la possibilité effective de redéfinir les formes du contrôle.

Il est étonnant que H & N qui ont placé le concept de biopouvoir au centre de leurs analyses aient dépolitisé à ce point la théorie des pratiques discursives. Ce n’est pas une philosophie du langage (réduite à l’exaltation de « la faculté générique ») qui permet de rendre compte ni même de détecter les formes langagières de l’hégémonie. Mais une théorie critique du discours, résolument absente. Faute d’une telle perspective, H & N condamnent le projet d’une démocratie de la multitude aux errances d’une rhétorique désuète [15] (ainsi, entre autres déclarations : « Si la situation actuelle est propice (…) c’est parce que le pouvoir constituant de la multitude a mûri et se montre désormais capable, à travers ses réseaux de communication et de coopération, à travers la production du commun, d’être le véhicule d’une société alternative », p. 402).

L’intrigue de la multitude

Il faut maintenant être attentif à la lettre du texte [16]. Au-delà d’une définition générale de la multitude, le déploiement de son concept donne véritablement lieu à la visualisation d’une intrigue. Il y a une odyssée de la multitude – apparentée à un parcours de transformation qui vérifie les principaux traits d’un parcours initiatique. Tout au long d’un procès riche en épisodes, se joue le drame de la multitude. Pour ce qui est de sa naissance, la multitude apparaît comme chevillée à l’empire. Mais elle y tient le rôle d’une puissance d’arrachement à la servitude. H & N se plaisent, à différents moments, à établir un parallèle significatif entre la quête d’émancipation de la multitude et la sortie des Hébreux esclaves de Pharaon en Égypte. Nous reviendrons plus loin sur les enjeux de ce recours. Sur la détention de qualités natives, la multitude est a priori créditée d’un extraordinaire potentiel d’émancipation ; cette assomption émaille régulièrement la réflexion des auteurs : « la multitude recèle un énorme potentiel de transformation sociale positive » (p. 89), « la multitude est porteuse de démocratie » (p. 10), « Cet être social commun est la matrice centrale de la production et de la reproduction de la société contemporaine, mais il recèle aussi la possibilité d’une société nouvelle et alternative » (p. 191).

Par ailleurs, par sa nouveauté radicale, la multitude subsume toutes les autres dénominations de formations collectives, puisqu’elle désigne « un réseau ouvert et expansif dans lequel toutes les différences peuvent s’exprimer librement et au même titre, un réseau qui permet de travailler et de vivre en commun » (p. 7). Ainsi, par rapport au peuple qui « dénote une conception unitaire », la multitude réfère à « une multiplicité de différences singulières » ; par rapport à la masse dont « l’essence » est « l’indifférence », dans la multitude au contraire, « les différences sociales restent différentes ». Enfin, par rapport à la classe ouvrière qui constitue « un concept exclusif », la multitude représente « un concept ouvert et inclusif » Pour H & N, la multitude porte par essence une promesse d’émancipation (« aujourd’hui, une démocratie de la multitude n’est pas seulement nécessaire mais possible », p. 12). Dans cette perspective, le « pauvre » est cette singularité fondatrice de la multitude (« sous l’hégémonie de la production immatérielle, le pauvre est la figure paradigmatique (…) au sens où la société tend à produire comme un ensemble coordonné », p. 185). Dans une formulation où travaille le spectre du prolétaire industriel, identifié par Marx au XIXe siècle, H & N écrivent encore que « le pauvre met ainsi en lumière la relation contradictoire qui existe entre la production et le monde de la valeur ». Nous examinerons plus loin les implications éthiques de cette thèse sur les contenus mêmes de ce que serait une « démocratie de la multitude ». Dans son mouvement irrésistible vers l’émancipation, la multitude articule son action à une devise qui a au moins le mérite de la concision : « la biopolitique contre le biopouvoir » (p. 402). L’expression de la multitude a par moments des accents christiques. Il y a une poétique de la multitude qui se cherche à travers l’actualisation de schèmes évangéliques. La multitude est dotée d’un « pouvoir constituant ». La caractérisation de cette propriété en fait d’abord une figure de la grâce qui promet une profusion d’amour puisqu’il « s’agit d’une décision qui émerge du processus ontologique et social du travail productif ; d’une figure institutionnelle qui développe un contenu commun ; d’un déploiement de forces qui défend la progression historique de l’émancipation et de la libération : il s’agit, en bref, d’un acte d’amour » (p. 397).

Or il apparaît simultanément que la multitude connaît les tourments d’une figure divine tiraillée entre le royaume des Cieux et l’impôt dû à César : « l’extraordinaire accumulation de doléances et de propositions de réforme, devra, le moment venu, se transformer en événement fort, en revendication insurrectionnelle radicale (…) »(p. 403) Il faut s’interroger sur l’ambivalence constitutive de cette tension qui oscille en permanence entre l’aveu de sa soumission (et de la reconnaissance de sa dépendance quoi qu’en disent H & N) et le désir de scission. A cet endroit, la multitude apparaît comme l’expression contournée de la contradiction dont elle procède : elle est malgré tout une créature de l’empire dont elle veut s’affranchir. En termes de philosophie politique, cette tension irrésolue renvoie à la problématique de l’alternative réforme/révolution, parvenue ici à son paroxysme. Mais à défaut de surmonter dans l’histoire réelle cette contradiction, H & N contournent l’obstacle et règlent la question de son dépassement dans une prise de refuge métaphysique. Bousculant tous les paramètres de l’analyse historico-politique, les apôtres de la multitude se mettent à prophétiser en langue : « Ce sera le véritable acte d’amour. » (p. 403). Sous les dehors d’une rhétorique combative [17], une philosophie de vaincus tente donc de transcender l’échec en formulant l’hypothèse gratuite d’un avenir meilleur. A cet endroit, le recours consiste encore à exciper de la mémoire du Golgotha, puisqu’au bout de sa passion, la multitude est une figure du juste persécuté : « Les nouvelles possibilités de démocratie ont forcé la souveraineté à recourir à des formes pures de domination et de violence » (p. 394), « Le projet démocratique de la multitude est donc nécessairement exposé à la violence militaire comme à la répression policière : la guerre suit la multitude dans l’exode, elle l’oblige à se défendre et force le projet d’une démocratie absolue à se définir paradoxalement comme résistance » (p. 394).

Mais la multitude n’est pas seulement, par ses attentes et ses qualités innées, une vérification de la religion d’amour. Elle demeure authentiquement postmoderne en ce qu’elle agrège constamment, par-delà le bien et le mal, une qualité et son contraire : « La production de la subjectivité et la production du commun peuvent entrer en symbiose et former un cercle vertueux » (p. 224). Cet énoncé contraste singulièrement avec ceux-ci : « Cette chair sociale vivante qui ne forme pas un corps peut sembler monstrueuse » (p. 229), « L’informe et l’inordonné sont horrifiants. La monstruosité de la chair ne marque pas un retour à l’état de nature, elle est produite par la société, c’est une forme de vie artificielle » (p. 229) [18]. Il faut ici être attentif à la thématisation simultanée de deux valeurs antinomiques, mais articulées selon des modalités inégales : si le « cercle vertueux » appartient à l’ordre du « possible », la prétendue « monstruosité » de la multitude relève quant à elle pleinement du présent. Les esprits forts pourront peut être et sans difficulté inférer de la monstruosité la vertu. Mais soucieux de tirer quelques leçons pratiques de l’histoire, un sujet moins amnésique se demandera, loin de la multitude : à moins d’une intercession divine – mais la tradition biblique elle-même n’en offre pas d’exemples-quand a-t-on jamais vu un monstre mettre au monde un saint ? La multitude ainsi comprise est une entité théologico-politique : « Nous devons considérer cet être comme une chair neuve, une chair amorphe qui ne forme pas encore un corps », « il existe toutefois une autre possibilité, celle d’une organisation autonome de ces singularités communes qui exprimeraient une sorte de « puissance de la chair » dont on peut faire remonter la généalogie à l’apôtre Paul de Tarse », « la puissance de la chair est la capacité que nous avons de nous transformer à travers l’action historique et de créer un monde nouveau » (p. 191).

Mais ce retour à Paul, pour être indicatif de la sorte d’universalité pour laquelle plaident H & N, se noue plus particulièrement à la médiation de la métaphysique spinoziste : « Spinoza nous donne une première idée de ce que pourrait être son anatomie : « Le corps humain, écrit-il, est composé d’un très grand nombre d’individus (de nature différente), chacun d’eux étant lui-même extrêmement composé », et pourtant cette multitude de multitudes est capable d’agir en commun comme un seul corps » (p. 228).

La double problématique qui articule ici le projet d’une démocratie de la multitude consacre la restauration intégrale de l’ontothéologie. Dans son être même, la multitude apparaît comme un avatar transhistorique du conatus essendi : « Dans cette perspective ontologique, la chair de la multitude est un pouvoir élémentaire qui assure l’expansion continuelle de l’être social, et qui produit en excédant toute mesure politico-économique traditionnelle de la valeur. » (p. 229)

Une théologie politique

Il faut ici explorer plus avant les soubassements théoriques de cette théologie politique. H & N précisent : « En termes conceptuels, la multitude substitue le binôme commun/singulier au couple identité/différence » (p. 256). Par cette opération, ils entendent accréditer une « anthropologie globale » à partir d’« un concept de la différence actuelle fondée sur la notion de singularité » (p. 157). Pour les auteurs, l’enjeu est double : « dépasser l’eurocentrisme » et « saisir la différence culturelle pour elle-même comme singularité, sans aucune fondation dans une altérité » (p. 158). Sur la cohérence, comme sur la pertinence de ces vues, plusieurs remarques doivent être formulées.

La première observation consiste à souligner un paradoxe : tandis que le concept de la multitude se développe sur le non-lieu de la pensée postmoderne (pensée antifondationnelle par principe), H & N lui confèrent un fondement stable dont ils voient la garantie dans un retour au monisme de la substance [19]. La seconde observation concerne les implications éthiques de cette restauration de l’ontothéologie. Ce retour correspond purement et simplement à la réhabilitation du schème égologique distinctif de la pensée occidentale [20]. La revendication de cette inscription discursive revient à réintroduire la double perspective du refus de l’autre, et, corrélativement, à réaffirmer le primat politique de l’ontologie matérialiste. Mais c’est précisément là le point aveugle du raisonnement de H & N puisque, selon eux, la double tâche de l’anthropologie globale vise à « dépasser l’eurocentrisme » (…) « par le fait de saisir la différence (…) sans aucune fondation dans une altérité ». Or qu’est-ce qu’une communauté sans altérité ? Qu’est-ce qu’une singularité sans spécificité distinctive et sans différence spécifique ? Car le singulier n’est pas l’unique à l’égard de l’autre, mais irremplaçable au regard de soi. La multitude ainsi conditionnée apparaît ici comme la mise en série d’individualités l’une à l’autre substituables, c’est-à-dire comme un « essaim » de subjectivités l’une par l’autre interchangeable.

La troisième observation intéresse le moment où la réflexion de H & N touche à la question du statut des identités et des cultures. Récusant à juste titre la thèse néoconservatrice du choc des civilisations (S. Huntington), H & N écrivent que les cultures et les identités sont des notions très difficiles à définir. Par suite de quoi, la multitude apparaît comme un ensemble dépourvu de toute particularité identitaire et culturelle. Or, de ce que les identités et les cultures soient difficiles à caractériser ne permet nullement de conclure à leur inconsistance, moins encore à leur inexistence. La théorie de l’identité culturelle mise en circulation par H & N se déduit aisément de l’idée qu’ils se font de la judéité : « On a pu dire que la race était un produit de la discrimination raciale : ainsi J.¬P. Sartre, lorsqu’il affirme que c’est l’antisémitisme qui produit le juif. » (p. 130)

Il résulte de la reprise de la thèse naguère défendue par Sartre que l’affirmation comme le maintien des identités (la judéité tient ici lieu de paradigme) ne tient qu’à une posture réactionnelle [21]. L’identité culturelle des sujets est ce qu’elle est du seul fait des conflits où celle-ci se ressourcerait et qui l’entretiennent. Pour autant, H & N n’hésitent pas à parler de l’Intifada et des attentats suicides perpétrés par les kamikazes palestiniens comme des figures par excellence de l’affirmation identitaire à travers l’acte de résistance. Si l’on pousse leur raisonnement jusqu’au bout de sa logique, que restera-t-il de ces identités qui s’affrontent, une fois leur conflit surmonté ? L’identité palestinienne bénéficierait-elle d’une consistance historico-culturelle d’un genre particulier qui lui éviterait à terme de s’aligner sur la vacuité supposée de l’identité juive ? Les considérations de H & N - qu’il faut savoir relier entre elles à plusieurs dizaines de pages d’intervalle- nous ramènent directement à la question de savoir ce que serait la démocratie de la multitude. Si les identités n’existent pas, si elles sont dénuées de fondement en tant que positivités, la démocratie de la multitude pourra-t-elle aspirer à être autre chose qu’un assemblage informe de singularités acculturées ? Ou bien donnerait-elle lieu à une nouvelle culture : mais, dans ces conditions, à laquelle ?

Pour donner une idée de la lutte de la multitude, H & N citent fréquemment la Bible hébraïque (la multitude est « bigarrée comme la tunique de Joseph », la multitude cherche à s’affranchir de l’empire, comme naguère les Hébreux à sortir d’Égypte [22], etc.).Mais leur réflexion oscille constamment entre deux pôles référentiels : le paulinisme d’un côté (« puissance de la chair »), le spinozisme de l’autre. Comment ce biblisme peut-il se concilier avec l’anthropologie globale qui informe souterrainement leur conception de la multitude ?

H & N assument pleinement la continuité de l’anthropologie paulinienne et de la Bible hébraïque. Or il faut rappeler que l’affirmation régulière de cette continuité est une topique de la théologie chrétienne de l’histoire. Celle-ci opère au prix de l’effacement de la judéité historico-culturelle, comme naguère, du judaïsme talmudique. La multitude serait-elle une figure qui s’ignore du Verus Israël ? Par ailleurs, du point de vue théologico-politique, les usages de Spinoza ont régulièrement œuvré comme des opérateurs de disqualification de l’universalisme différentialiste du judaïsme [23]. Or l’universalisme qui se déduit de la démocratie de la multitude opère bel et bien comme une reconduction, hautement revendiquée, du geste de la réduction de l’autre au Même [24]. Il est assez piquant de lire H & N quand ils se défendent de tout « eurocentrisme ». Quelque puissante séduction qu’elle puisse exercer – et peut-être du fait même qu’elle se trouve en phase avec la culture ambiante- la démocratie de la multitude suppose une conception authentiquement chrétienne de l’universalité. H & N sont comme beaucoup de contemporains des catholiques qui s’ignorent, parce que de leur point de vue -qui est celui d’un catholicisme sécularisé- l’opinion générale fait corps avec la chair de la multitude. Mais en quoi les postulats défendus, empruntés à l’apôtre Paul ou à Spinoza, sont-ils des universaux de nature ou de culture ? Qu’ils soient généralement admis et se confondent avec la doxa d’une époque ou d’une disposition culturelle attestent seulement qu’en se banalisant à l’extrême, ils se sont naturalisés. Ce qui est avant tout un indice de leur coïncidence avec les présupposés d’une idéologie dominante. Mais à en croire H & N, désormais, l’économie du salut résiderait tout entière dans la reformulation d’un paulinisme de type socinien et d’un augustinisme qui substitue à l’attente de la parousie (« l’eschatologie ou l’utopisme n’ont pas leur place ici », p. 403) la contre-utopie néo-productiviste d’une liberté auto-engendrée.

La quatrième observation touche au cœur de l’édifice théorique. Lors de la discussion à laquelle ils soumettent le concept et l’histoire des formes de souveraineté, H & N opposent deux traditions : la tradition de la philosophie politique pour laquelle – de Hobbes à Schmitt…- la souveraineté se pose comme extérieure et transcendante à la société, et la conception de la souveraineté liée à la démocratie directe de la multitude capable de s’autogouverner. Pour les auteurs il ne fait pas de doute que l’écueil du totalitarisme ne saurait surgir que de la tradition classique de la souveraineté. On passe ainsi subrepticement d’une théologie politique classique pour laquelle « le pouvoir est sacré » à une ontothéologie économiste pour laquelle l’immanence de la multitude s’articule toutefois comme une nouvelle transcendance, puisque la multitude relie entre elle les différentes singularités productrices dans un ensemble qui les dépasse : « Ce qu’elle produit est commun, et ce commun sert à son tour de socle à toute production future (…) Cette double relation entre la production et le commun – le commun est à la fois productif et produit- est aujourd’hui cruciale si l’on veut comprendre l’activité économique et sociale » (p. 234), « L’organisation sociale biopolitique nous apparaît comme absolument immanente » (p. 382), « On assiste plutôt à un échange réciproque entre les singularités et la multitude prise dans sa totalité, un échange qui affecte tant les premières que la seconde, et qui tend à former une sorte de moteur constituant. » (p. 396). Dans ce contexte, la multitude privée de médiation – de la médiation d’une représentation, comme de la médiation originaire de l’altérité- nous paraît constituer une version inédite de la possibilité de l’oppression : celle d’un totalitarisme en réseau marqué par le nivellement des subjectivités et la possibilité de l’illégitimité immanente de toute singularité.

Loin de dessiner les perspectives d’une société alternative (« cet ouvrage ne saurait répondre à la question “Que faire” ? » p. 403), H & N forgent un mythe alternatif, problématique à divers titres. En cela ils battent en brèche l’un des principaux présupposés de la postmodernité philosophique, initialement articulée sur la proclamation de « la fin des grands récits ». Or l’élaboration de ce mythe consiste à entériner les principaux contenus de la doxa néo-libérale Ils n’ont ainsi à offrir à ceux qui luttent pour un monde meilleur que les blandices d’une douce barbarie.

Notes :

1. Empire, Paris, Ed. Exils, 2000 ; Multitude, guerre et démocratie à l’âge de l’empire, Paris, La Découverte, 2004. Dans l’œuvre de A. Negri, les principaux concepts de « pouvoir constituant », ainsi que de « production subjective » sont notamment élaborés dans : Marx au-delà de Marx, (1è éd.1979, rééd. L’Harmattan, 1996), et Le Pouvoir constituant : essai sur les alternatives de la modernité, PUF, 1997 ; pour sa lecture de Spinoza, entre autres : Spinoza subversif, Paris, Kimé, 1994.
2. A.A. Boron a fait justice de ces « thèses » dans son ouvrage : Empire & Impérialisme , Paris, L’Harmattan, 2003.
3. Pour une analyse du cheminement des thèses du discours néo-libéral via l’activité médiatique des grandes institutions financières, cf. I. Ramonet, Géopolitique du chaos, Paris, Gallimard, 1999.
4. The sociological imagination, New York.
5. Émergence d’un monde unipolaire, marqué par le triomphe du libéralisme économique, adopté comme parangon du nouvel ordre mondial et du projet de gouvernance universelle. Ce processus s’avère corrélatif de et consécutif à la fracture de la social-démocratie, de l’éclatement de l’URSS et de la conversion de la Chine à l’économie de marché.
6. Cf. Le Marxisme occidental, Paris, Maspero, 1976, en part. chap.3 : « Les changements formels ».
7. Pour une analyse véritablement critique de ces traits d’époque, cf. G. Lipovetsky : L’Empire de l’éphémère, Paris, Gallimard, 1987.
8. Cf. La Fin de la modernité, Paris, Le Seuil, p. 28, ainsi : « La perspective de la réappropriation, de la refondation de l’existence dans un horizon soustrait à la valeur d’échange et centré sur la valeur d’usage, ne s’est pas seulement effondrée en termes d’échecs et de faillites pratiques (ce qui n’ôterait rien à sa portée idéale et normative). En réalité la perspective de la réappropriation a perdu jusqu’à sa signification de norme idéale, comme le Dieu de Nietzsche, c’est une perspective qui s’est finalement révélée tout à fait superflue. » Le paradoxe est que H & N préconisent pourtant les voies d’une réappropriation, mais sans évaluer un instant les dangers théoriques inhérents à leurs postulats.
9. Le travail immatériel comporte « deux formes » : il est d’une part « intellectuel » et « linguistique », d’autre part « affectif ». Il produit « des idées, des symboles, des codes, du texte, des figures linguistiques, des images et d’autres produits de même nature » (p. 134).
10. H&N n’épargnent pas même au lecteur la métaphore de la communication associée à « un orchestre sans directeur » (p. 382).
11. R. Barthes, Fragment d’un discours amoureux, Paris, Le Seuil, 1977.
12. J.-L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Le Seuil, 1971.
13. P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982.
14. L’idéologie de la communication connaît trois âges : cybernétique (1940/50), informatique (1960/1970), Internet (1990/2000). Elle s’enracine toujours dans les avancées technologiques. On la retrouve chez H & N jusque dans la définition de la multitude : « Le réseau décentralisé qu’est Internet constitue une première approximation de ce qu’est la multitude, etc. ».
15. Les pétitions de principe abondent : « Nous devons trouver les moyens de réaliser ce pouvoir monstrueux, etc. « , « Aujourd’hui, nous avons besoin de nouveaux géants, de nouveaux monstres (…) capables de faire la démonstration du pouvoir que la multitude porte en son sein », « Tout ce que nous pouvons dire à ce stade, etc. » (in Multitude, pp.230-231,239).
16. A partir de maintenant, nous citons Multitude.
17. Ainsi ce type d’énoncé, d’une candeur déconcertante (les italiques sont de nous) : « En matière politique autant qu’économique, les gouvernés peuvent toujours refuser leur servitude et se soustraire à la relation de domination » (p. 379).
18. H&N parlent encore de « la monstruosité de la multitude » dont ils trouvent l’expression culturelle paradigmatique « dans la figure du vampire », « Dracula » (p. 229). De quoi donner des frissons au public des cinémas d’art et d’essai du Quartier Latin.
19. La multitude vit de tous les spectres de la philosophie postmoderne. Mais dans la mesure où elle est l’archétype de la substance infinie, son actualité présumée emprunte à trois registres. Sur le plan ontologique elle participe du ryzhome (Deleuze) ; les singularités qui la composent ont tout des « machines désirantes » (Deleuze-Guattari). Sur le plan sémiotique, elle se singularise par sa liberté intrinsèque et sa plurivocité – ce qui est la marque même de la dissémination (Derrida) ; dans son effectivité, elle est production autant que consommation effrénée de signes (Baudrillard). Sur le plan politico-économique enfin, elle est un pur « biopouvoir », ce qui suppose une rupture consommée avec le marxisme (cf. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966,p. 274 : « Le marxisme est dans la pensée du XIXè siècle comme un poisson dans l’eau : c’est-à-dire que partout ailleurs il cesse de respirer. »).
20. Cette perspective authentiquement critique a été dégagée par E. Lévinas depuis De l’Évasion jusqu'a Humanisme de l’autre homme. L’involution ontologique de H & N réarticule les termes d’un conflit frontal entre deux conceptions de l’éthique. Cf. La méconnaissance, sinon le refus délibéré et non argumenté que A. Negri oppose à la pensée de Lévinas : « A. Negri. Cela dit, en France, si l’on enlève les trois monstres-Foucault, Deleuze, Derrida- que reste-t-il ? Question. Lévinas ? A. Negri. Non. En revanche, il y a quelqu’un d’important qu’il faudrait relire, c’est Merleau Ponty, etc. » (Du Retour, chap. W comme…).
21. H & N parlent encore de « l’oppression de l’identité ». Qui ne conviendrait aujourd’hui qu’une identité est faite d’une pluralité d’appartenances ?
22. L’épisode biblique de l’Exode est abondamment développé pour tisser le parallèle avec la condition actuelle de la multitude (Cf. en particulier, p. 387).
23. Cf. l’étude de J.Gordin : « Le cas Spinoza » (1954), reprise in Écrits, Paris, Albin Michel, 1995. 24. Le propos suivant est un exemple emblématique de cette réduction : « Le christianisme et le judaïsme, par exemple, conçoivent tous les deux l’amour comme un acte politique qui construit la multitude. (…) l’amour divin pour l’humanité et l’amour humain pour Dieu sont exprimés et incarnés dans le projet politique matériel commun de la multitude. » (p. 397). Pour le judaïsme, contrairement au christianisme, ce n’est pas l’amour qui commande à la multitude, mais la loi. Une loi symbolique fondée sur la reconnaissance de l’altérité, et non une norme coercitive comme l’a affirmé une longue tradition d’enseignement du mépris. Non pas l’homologie de la grâce, mais l’hétéronomie du devoir vis-à-vis d’autrui. Ce geste de réduction de l’autre au Même est une conséquence directe de ce que H & N appellent de leurs vœux : une anthropologie « globale » fondée sur la substitution du couple communauté/singularité au couple identité/différence.


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