professeur
de sociologie à l’Université de Paris X-Nanterre,
auteur notamment de L’idéal démocratique
à l’épreuve de la Shoa, Odile Jacob,
1999, et de Les Frontières d’Auschwitz, les
ravages du devoir de mémoire, Livre de Poche-Hachette,
2005, éditeur du numéro spécial de la revue
Pardès, « Penser Auschwitz »,
Le Cerf, 1989.
Premières
pages
La
notion de « mémoire » n’est-elle pas
un leurre qui occulte la dimension politique du problème
qu’elle qualifie ? L’approche qu’elle commande
s’inscrit dans un courant doctrinal né dans les années
1990 et dont Tzvetan Todorov a donné le la avec son petit
livre L’abus de mémoire 1, tiré de la conférence
qu’il avait prononcée à la Fondation Auschwitz
de Belgique. Paul Ricœur reprit le même jugement sous
la forme d’« excès de mémoire »,
dans son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli.
Toutes sortes d’avatars conceptuels en sont nés,
telle la notion, à prétention académique,
d’« usages de la mémoire ».
L’idée
d’excès et d’abus découle du critère
de la bonne mesure. Tout dépassement de la mesure constitue
un cas d’hybris, de folie dangereuse pour la col¬lectivité,
parce qu’il entraîne un déséquilibre
dans l’égalité.
Outre
le pouvoir, J.-M. Chaumont avance ainsi, dans La concurrence des
victimes Génocide, identité, reconnaissance 3, une
hypothèse devenue depuis omniprésente, celle de
l’ethnicité qui sous-tendrait cette mémoire,
justification en fait d’une identité s’affirmant
avec force sous le couvert trompeur d’une mémoire
de victime. Il va jusqu’à forger l’expression
bizarre de « singula¬rité mémorielle ».
C’était déjà la thèse de Todorov.
On reste confondu devant cette « découverte »
par un auteur qui se recommande de l’approche sociologique.
Le scandale qu’il croit déceler se fonde en effet
sur l’idée assez incon¬séquente que l’identité
est en soi un abus et une violence. Or, il n’y a rien de
mieux partagé que l’identité.
Une
fois que l’on a dit qu’un groupe humain secrète
une identité et que cette dernière élabore
sa conception du monde, mêlant passé, présent
et futur, on n’a rien dit de nouveau que ne nous a dit le
courant durkheimien qui, de surcroît, n’aborde les
représentations collectives que dans le rapport qu’elles
nourrissent avec la « morphologie sociale », pour
reprendre le fameux titre du livre sur la mémoire collective
de Maurice Halbwachs. C’est comme si on avait oublié
que toute identité implique une mémoire, que la
mémoire est une interprétation de l’expérience
vécue, ce qui suppose une construction collective, un système
de représentations collectives. Il n’y a d’identités
que de groupe, que collectives.
En
effet, la logique de l’excès ou de l’abus implique
la logique du pouvoir. C’est ce pas que franchit Jean-Michel
Chaumont qui met en œuvre un sociologisme extrêmement
primaire : « l’objet du conflit est cette ressource
rare et précieuse que la sociologie classique appelle le
prestige et qu’elle compte au nombre de trois biens sociaux
primaires, les trois célèbres “P” de
la sociologie américaine : Power, Property, Prestige. »
L’idée que des groupes d’activistes puissent
manipuler le discours de la mémoire pour promouvoir de
façon déguisée leur quête de pouvoir
et de domination n’est en effet pas loin de la théorie
de l’abus. On retrouve ici la marque de la sociologie de
la domination d’extraction marxiste : l’idéologie
dominante ne peut être qu’un masque cachant de très
noirs desseins.
Toute une littérature, extrêmement inquiétante
– parce qu’elle fourbit les thèmes du complot
– en est née dont l’ouvrage le plus flamboyant
est celui de Alain Brossat L’épreuve du désastre
4. Ce glissement vers la sociologie de la domination demande à
être éclairé à la lumière du
contexte idéologique. Il s’est adossé à
tout un courant républicaniste, né à l’occasion
du Bicentenaire de la Révolution… et de la première
affaire du foulard, en 1989, qui a fustigé l’excès
d’identité au nom de « l’universel républicain
». À cette occasion aussi, l’invention idéologique
fut baroque : le terme d’« identitarisme » fut
forgé avec toutes ses déclinaisons de tribalisme,
ethnisme, communautarisme, autant de catégories idéologiques
désignant le mal. Cette époque fut aussi marquée
par le rêve d’une politique vertueuse, le thème
du droit d’ingérence. Les guerres de Yougoslavie,
le réveil des nations libérées de l’empire
soviétique, le processus d’unification de l’Europe
renforcèrent cette ligne de pensée et le sentiment
d’être submergé par les forces irrésistibles
du refoulé. Cette idée d’une condition politique,
autant individuelle que sociale, sans identité est sans
fondement dans le réél. Le déni de sa propre
identité (nationale, européenne) propre à
notre époque est lui-même une forme d’identité
qui s’arroge de surcroît le privilège de juger
ceux qui auraient « trop » d’identité.
La non reconnaissance du fait identitaire pourrait donc bien être
la cause efficiente (comme dirait le Durkheim des Règles
de la méthode) de la doctrine de l’abus et de l’excès.
(...)