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La construction d’une mémoire historique homosexuelle

Paru dans le numéro 2, juin 2006

Florence Tamagne

Florence Tamagne est agrégée d’histoire et docteure en histoire contemporaine (Institut d’Études Politiques de Paris), maîtresse de conférences à l’université Lille III. Elle a notamment publié Histoire de l’homosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris, 1919-1939 (Éd. du Seuil, 2000) et Mauvais genre ? Une histoire des représentations de l’homosexualité (Éd. La Martinière, 2001).

 

Premières pages

«L’Internement par les Nazis de ressortissants du IIIe Reich pour des motifs d’homosexualité est une réalité. Si la répression de l’homosexualité était inscrite dans le code pénal allemand, en son article 175, bien avant l’instauration du régime hitlérien, ce dernier l’utilisa systématiquement à partir d’août 1937 sous couvert de la loi de « la protection de la race » et dans le cadre de l’élimination des « éléments nuisibles à la société ». Dans les lieux d’internement, les « asociaux » portaient un triangle noir sur leurs vêtements, les « témoins de Jéhovah » un triangle violet, et les personnes arrêtées comme « homosexuels » un triangle rose, voire une barrette bleue au camp de Schirmeck. Depuis la libération des camps de concentration nazis et la fin de la seconde guerre mondiale, l’ensemble des associations de déportés était d’accord pour affirmer qu’il n’y avait pas eu de déportés partis de France au titre de ce motif. Cette affirmation s’appuyait sur deux constatations : la première étant que toutes les personnes déportées au titre des mesures de répression portaient un triangle rouge, la seconde que seul Pierre Seel avait revendiqué son homosexualité comme motif de son arrestation.

Même s’il était possible d’admettre à priori cette affirmation pour ce qui concerne l’ensemble du territoire français resté sous l’autorité, même théorique, du régime de Vichy, il pouvait paraître quelque peu contradictoire que le régime hitlérien ait réprimé l’homosexualité sur la quasi totalité du même Reich à l’exception des trois départements français annexés par lui : le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle. Mais cette question, souvent abordée, était toujours l’occasion de prises de position de principe négatives, souvent irréfléchies et toujours passionnées. »

Mémoire homosexuelle et histoire des homos

La mémoire historique homosexuelle a ceci d’original, que faute de continuité familiale ou de tout autre mode direct de transmission, elle reste trop souvent une mémoire à court terme, réinventée ou réapprise par chaque nouvelle génération de gays ou de lesbiennes 2. Parce que, contrairement à ce qui est par¬fois avancé, les homosexuel-le-s ne constituent pas a priori un groupe unifié, ni ne partagent forcément un « destin » semblable, la construction d’une mémoire propre, la recherche de référents communs, qu’ils soient historiques ou littéraires, a été un exercice récurrent du processus de construction identitaire homosexuel et/ou lesbien 3. Le renvoi à la tradition grecque, par opposition à la tradition judéo-chrétienne, fut longtemps un moyen de légitimer le désir homosexuel, tandis que les premiers ouvrages militants publiés à la fin du XIXe siècle, s’ouvraient fréquemment sur une longue liste d’homosexuels « célèbres », moyen de rendre leur visibilité et leur respectabilité à ceux qui étaient alors considérés, au choix, comme des criminels ou des malades.

De manière assez semblable, l’émergence des gay and lesbian studies aux États-unis, à partir des années 1970, s’inscrivit d’abord dans le cadre plus large de la « libération » homosexuelle, et mobilisa dans un premier temps des militants qui entendaient, par leur incursion dans le champ universitaire, réclamer leur place dans une histoire dont ils avaient été jusqu’alors, consciemment ou non, exclus. Ainsi, comme le rappelait dès 1982 le sociologue et historien Michael Pollak « la littérature sur l’homosexualité à la fois suit et contribue à formuler les définitions sociales et l’identité homosexuelle ». Cependant, rajoutait-il, « on ne peut pas restreindre le rôle performatif du discours scientifique sur l’homosexualité à celui d’un compagnon de route du mouvement d’émancipation homosexuel».

De fait, la posture revendicative initiale, caractéristique d’un groupe minoritaire en quête de reconnaissance politique et sociale, s’est progressivement « normalisée » – même si la dimension politique n’est pas forcément absente 7 –, au moment où les travaux sur le genre et les sexualités acquéraient une légitimité au sein même de l’Université. En France, en dépit de la précocité et de la valeur des travaux sur la sexualité initiés par des historiens comme Michel Foucault, Philippe Ariès, Jean-Louis Flandrin ou Alain Corbin 8, l’histoire des homosexualités s’est développée de manière tardive, soit parce que le sujet était regardé comme trivial, ou tabou, soit parce que l’idée même d’une histoire du genre ou des minorités sexuelles semblait renvoyer à un modèle américain souvent qualifié de « communautariste » et considéré avec suspicion par les milieux universitaires. Par ailleurs, les chercheurs qui entendaient travailler sur l’histoire des homosexualités se voyaient fréquemment renvoyés à l’absence supposée de sources sur cette question et à l’impossibilité d’écrire autre chose qu’une histoire des discours et des représentations, dans la lignée du linguistic turn. Les travaux récents, publiés en France comme à l’étranger, doivent à mon sens permettre de balayer ces réserves. Il n’est plus possible d’invoquer l’absence d’archives pour dénier le droit d’écrire l’histoire des homosexualités, tant on est au contraire frappé par la variété et l’ampleur des sources disponibles, qui ont certes l’inconvénient d’être extrêmement dispersées, et donc d’un maniement peu aisé : que l’on pense par exemple aux archives judiciaires et policières, aux archives des associations gay et lesbiennes et des mou¬vements de lutte contre le sida, aux ouvrages médicaux et aux manuels d’éducation sexuelle, à la littérature et à la presse, à l’art et aux productions artistiques en général, aux témoignages et à l’histoire orale… Cela ne doit évidemment pas nous cacher l’existence de lacunes et de déséquilibres, qui tiennent à la nature même des sources : l’homosexualité masculine est mieux renseignée que l’homosexualité féminine, les modes de vie des élites nous sont mieux connus que ceux des classes populaires, la subculture des grands centres urbains a laissé davantage de traces que celle des villes de province.

 

 


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