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Enseigner l’Histoire ou les Mémoires ?
Tensions entre culture historique et culture mémorielle à l’école de la République

 

Paru dans le numéro 2, juin 2006

Barbara Lefebvre

Enseignante dans le secondaire, co-auteur avec Ève Bonnivard de Élèves sous influence, Audibert-Doc en stock, 2005. Elle a contribué aux ouvrages collectifs Les territoires perdus de la République sous la direction d’Emmanuel Brenner (Mille et Une Nuits), 2002), Comprendre le Proche-Orient. Une nécessité pour la République sous la direction de Frédéric Encel et Éric Keslassy, Bréal, 2005, 1905-2005, un siècle de liberté et de respect, sous la direction de Richard Serero et Philippe Benassaya, LICRA, 2005.

 

Premières pages

Les derniers mois de 2005 laisseront probablement dans les mémoires le souvenir de semaines où le débat public aura été en grande partie dominé par la question des nouveaux contours de l’identité française, si liée à l’histoire contemporaine post-coloniale. La loi « Mékachera » du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des rapatriés » et en particulier les deux sous-amendements du député Christian Vaneste apportés à l’article 4, auront lancé une polémique n’épargnant personne, mobilisant historiens, groupes mémoriels, médias et politiques de tous horizons.

Le débat autour de l’interrogation identitaire n’est en rien un phénomène nouveau. Il ressurgit régulièrement dans les périodes de crise, réelle ou non mais ressentie comme évidente par l’opinion. La singularité de la « crise identitaire » à laquelle nous assistons, réside à la fois dans le contexte international où elle s’inscrit : une mondialisation marquée par une intensification inédite des flux économiques et humains, l’échange planétaire en temps réel d’informations contra¬dictoires et pour certaines invérifiables, la confrontation d’espaces culturels aux visions radicalement opposées. Mais aussi dans un climat national troublé depuis plusieurs années par l’impossibilité de réformes politiques exigées par les mutations identitaires résultant de l’intégration européenne ; à cet égard le « non » du 25 avril marque un de ces rendez-vous manqué avec la modernité dont la France est parfois friande. Enfin, l’inaptitude à inscrire définitivement dans le corps national des populations originaires de l’ex-empire colonial fran¬çais dont les politiques avaient secrètement espéré depuis les trente dernières années qu’elles n’étaient que temporairement résidentes.

Ainsi l’historien Claude Liauzu réagissant à l’appel « Liberté pour l’his¬toire » de 19 historiens (12 décembre 2005) écrivait : « c’est de la société que viennent les questions et c’est vers elle qu’elles retournent, même si entre-temps un travail obéissant aux règles de la méthode a été effectué. Les fondateurs de la IIIe République l’avaient compris, qui ont assigné au triptyque histoire-géographie-instruction civique voué au culte de la nation, une place centrale dans l’ensei¬gnement, ce que négligent les 19 » 1. En effet, depuis la Révolution française et surtout la IIIe République laïque, l’enseignement de l’histoire a été investi dans notre pays d’un puissant projet civique. Formée à l’ombre du « roman national », la conscience historique du futur citoyen est considérée comme un des fondements du lien social. Mais s’il existe en France entre la communauté des citoyens et l’histoire une relation forte dont témoignent l’intensité des débats publics suscités par l’écriture du passé national et la place de la discipline his¬torique dans l’enseignement scolaire, on se doit néanmoins de corriger la vision assez figée du professeur d’université Claude Liauzu sur un enseignement « voué au culte national ». Depuis une bonne vingtaine d’années, le « roman national » a fait long feu dans l’histoire scolaire. Les traumatismes historiques nationaux du XXe siècle, principalement la Seconde guerre mondiale et les guerres coloniales, ont semblé rendre impossible la perpétuation d’une transmission d’un « roman national » héroïque.

Si le temps du héros – entendre vainqueur – a vécu, est-ce à dire que celui de la victime – le vaincu – est advenu ? Mais qui écrit l’histoire des vaincus ? Force est de constater qu’avant la période post-1945, l’historiographie atteste que les vaincus étaient rarement convoqués comme acteurs de l’histoire. Dans un mouvement de balancier, l’entrée du récit des victimes dans l’écriture historique s’est faite de façon massive ; surtout elle a fait intrusion sous l’impul¬sion de groupes mémoriels n’appréciant pas toujours le travail de l’historien qui « rend compte des souvenirs et des oublis pour les transformer en objet matière pensable, pour en faire un objet de savoir » Claude Liauzu a raison lorsqu’il affirme que c’est la demande sociétale qui impulse l’intérêt des professionnels sur tel ou tel objet historique ou sociologique. Ce qui doit nous intéresser ici est que cette impulsion sera traduite plus rapi¬dement sur le terrain scolaire qu’universitaire. Le long cheminement de la recherche académique s’avère depuis de nombreuses années supplanté par le temps court des recherches didactiques et pédagogiques souhaitant répondre au plus vite aux attentes supposées d’un public scolaire massifié et considérablement divers. Or, dans l’école démocratique post-1968, c’est la diversité (on parlait dans les années 1980 du « droit à la différence ») qui doit prévaloir sur une unité perçue comme uniformité assimilatrice. L’école ne devait plus être prioritairement un espace où se constituait une communauté nationale autour d’une culture et de savoirs communs mais un « lieu de vie » où chacun était en droit d’exprimer une part irréductible de son identité particulière.

 


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