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La Shoah et l’institutionnalisation du devoir de mémoire

publié dans le numéro 2 , de Juin 2006

Renée Dray-Bensousan

Historienne agrégée d’histoire, docteur en histoire contemporaine et professeur à l’IUFM, chercheur à la MMSH. Présidente régionale de l’APHG et d’ARES. Dernière parution, Les Juifs à Marseille de 1940 à 1944, Les Belles Lettres Paris, 2004.

Premières pages

La place de la mémoire juive est désormais reconnue, mais il n’en a pas été toujours ainsi. Entre la mémoire subie (occultation du génocide) et la mémoire choisie, recomposée puis instrumentalisée (risque de dérive à l’instar de celle qui est dénoncée par Peter Novick 1 pour les Américains), quelle place donner au « devoir de mémoire » désormais institutionnalisé dans le cas de la Shoah ?

Pourquoi le devoir de mémoire est-il maintenant si présent 2 ? Comment analyser l’institutionnalisation sinon l’instrumentalisation de la Shoah d’une part et du devoir de mémoire d’autre part, sachant que ce dernier terme de notre pro¬blématique a suscité de nombreux rejets. Certes aujourd’hui on peut, avec Henry Rousso et Annette Wieviorka invités à une réflexion sur l’enseignement de la Shoah à l’École normale supérieure 3, constater que le combat mené pour la mémoire de la Shoah est devenu un modèle « de réussite ». Mais qu’y a-t-il derrière cet effet réussite ? Envers d’un décor qu’il nous faut sonder.

Nous vivons un moment où l’image de la Shoah s’institutionnalise en Europe et dans le monde occidental, pour des générations qui ne l’auront pas connue alors que les derniers témoins disparaissent. Dans le même temps, une double révolution s’est opérée dans les représentations. D’une part le héros a fait place à la victime. D’autre part en France, alors qu’une tradition universaliste et centralisatrice laissait peu de place à l’émergence de différences et à l’affirmation d’une mémoire spécifique, le choix fait par des minorités de ne renoncer ni à leur appartenance nationale ni à une identité spécifique est un phénomène nouveau dont il faut saisir l’enjeu.

Nous tenterons de répondre à ces questions dans la perspective de l’histoire, en abordant deux aspects. Le premier, d’ordre chronologique, va nous permettre de montrer que l’émergence de la mémoire de la Shoah fut un proces¬sus long et difficile. Les aléas et les enjeux de la construction mémorielle et du « devoir de mémoire » dans le cas de la Shoah se fit en plusieurs étapes : occultation/oubli/amnésie jusque dans les années 60 ; redécouverte/anamnèse /jusque dans les années 90 ; institutionnalisation et hypermnésie ensuite et enfin. Dans un second volet, nous essayerons de montrer les modes opératoires, les implications de l’institutionnalisation de ce devoir de mémoire. Enfin, il ne peut nous échapper que ce combat est devenu un modèle, générant des réus¬sites, mais aussi des détournements et des subversions.

La longue marche jusqu’à l’institutionnalisation

On peut risquer une première remarque : alors qu’aujourd’hui le devoir de mémoire du génocide juif est devenu une institution quasi planétaire, les mots pour identifier ce fait divergent, c’est là une première difficulté et un invariant. C’est une difficulté à identifier et nommer l’extermination systématique des Européens d’origine juive par le nazisme et ses séides, d’où une diversité de termes : « Solution finale » (Philippe Burrin 4 ou Arno J. Mayer) ; « Génocide » (forgé en 1944, par le grand juriste polonais Raphaël Lemkin, adopté en 1948 par l’O.N.U dans la convention sur le génocide, souffre d’avoir été banalisé par des emplois polémiques et multiples 5. « Holocauste » « judéocide » (utilisés par Arno J. Mayer (1988, 2002), Zygmunt Bauman (1989 et 2002 6), Peter Novick (1999, 2001), Norman Finkelstein (2000,) 7 et par certains auteurs russes comme Ilya Altman 8 (2002). « Shoah » signifiant « catastrophe » s’est généralisé à partir des années quatre-vingt 9. Pourtant ce terme reste un isolat en France car contesté, pour manque de visibilité pour un public non juif. En effet Dominique Borne 10, doyen des ins¬pecteurs généraux, conteste sa validité au terme hébreu et lui préfère « génocide juif » que l’on retrouve dans les programmes d’histoire, du cycle III à la terminale. Mais plus lourde de sens est la position de Philippe Forget 11 qui y voit, soit une forme d’impérialisme culturel et symbolique (utilisation d’un mot non audible pour toutes les autres victimes, qu’il engloberait, homosexuels, tziganes, francs-maçons,) soit un type de récupération pernicieuse par l’Église et par les États. (…)


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