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L’identité contemporaine : un retour au marranisme ?

Publié dans le numéro 2, juin 2006

Ghislain Allon

 

Philosophe, cinéaste, ancien président et fondateur de Télévision Française Juive (TFJ), auteur de La pitié du diable (1993).

 

Premières pages

C'est toute une époque qui se cache et se travestit. Cela ne concerne plus uniquement les Juifs. Est-ce un signe des temps ? Lorsque j’évoque l’époque, il faudrait préciser qu’il s’agit de l’époque européenne, peut-être même devrais-je évoquer son epochè. Le marranisme est un symptôme né et construit au tournant des XVe et XVIe siècle en terres d’Espagne et du Portugal et qui s’est propagé et développé, telle une médecine théologico-politique, dans les Pays-Bas du XVIe et du XVIIe siècle. La Hollande, ce gigantesque carrefour commercial et libertaire, était alors le sommet d’une Europe marchande et uniquement marchande gouvernée par des cadres financiers et administratifs : les prévôts.

Nous sommes revenus à cette Europe et nous sommes revenus à ce marranisme terrible. À la différence peut-être que nous sommes tous devenus des marranes, tous des éléments du grand puzzle multiculturel. L’avenir s’avance caché, masqué. Menteur ? Même pas : secret, abrité par une pensée unique, obsédante, wittgensteinienne : « Ce qui ne peut se dire (en matière économique !) doit se taire. »

C’est à cette aune qu’il faut mesurer ce phénomène inouï d’une Europe livrée aux marchands. Après les révolutions royales qui mirent Dieu de côté, puis les révolutions bourgeoises, ce commerce assis qui fit mine de placer Dieu à ses côtés, voici venir les révolutions marchandes, le commerce qui marche, à l’écoute théoriquement des besoins du peuple, des peuples. Les marchands sont ceux qui satisfont l’appétit du besoin. Qu’est-ce que le marchand ? C’est l’héritier du colporteur ; le marchand est un colporteur industriel. Celui qui livre le rêve à domicile, dans chaque domicile.

Finalement cette fameuse Hollande du XVIe siècle préfigure le monde qui se dessine. Ce ne sont plus les ports, les canaux maritimes et les routes qui trafiquent les chemins de l’argent mais les routes et les autoroutes de l’infor¬mation, télévisions et autres technologies d’avant-garde.

Ce sont les marranes, les Juifs marranes qui ont construit cette Hollande, centre du monde des années 1500. Le marchand comme son nom l’indique, marche et rien ne doit l’arrêter. Les marranes de l’époque étaient d’Espagne ou du Portugal et avant d’être des « marchants », ils étaient des courants et même des fuyants, expulsés par les décrets des rois très catholiques. Ces Espa¬gnols devinrent indifféremment grecs, ottomans, anglais ou américains, bré¬siliens, que sais-je ? C’est l’expulsion identitaire qui fait les marranes, habitués à ruser pour recomposer, reconstruire ou déconstruire (pour mieux l’emporter dans sa fuite) à l’identique, son identité. Une identité essentielle, réduite à la portion congrue c’est-à-dire à un signe à partir duquel tout peut resurgir. Nous vivons aujourd’hui, après la fin des cycles bourgeois et prolétaires, un cycle inouï dans l’Histoire, celui d’un couple terrible : les peuples et les marchands, sans signe autrement distinctif et dans lequel le religieux et le politique sont absents, en vacances pour longtemps.

Mais attention, le marranisme n’a pas produit que des marchands même s’il a presque en totalité fabriqué des « fuyants ». Alors bien sûr, il ne faut pas confondre le marranisme avec un nomadisme ; le nomadisme est une identité, le marranisme un égarement.

Qu’est-ce qu’un marrane ?
La définition du marrane peut-elle se déduire de sa signification lexicale ? Le marrane est un cochon, c’est la langue espagnole qui invente le terme. Qu’est-ce qu’un cochon ? C’est l’animal qui se nourrit d’excréments et les transforment en or ; les excréments ce sont toutes les déjections de la société animale, l’or c’est sa viande tant prisée ; c’est aussi, le porc, cet animal caractéristique qui montre ses pattes, ses sabots fendus pour dire je suis un animal pur. Le porc, comme le marrane, est interdit car il ment. Pourquoi traiter le juif, travesti en chrétien, de porc alors que le porc est justement l’animal interdit à la consommation du juif et non à celle du chrétien ? Dans ce scé¬nario le chrétien mange-t-il le Juif ? Le Juif se complait-il dans les déjections du chrétien ? Le Juif est-il celui qui s’abhorre lui-même ? Nous touchons peut-être là à la définition suprême. (...)

 


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