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CONTROVERSES

Numéro 2 - Juin 2006

Editorial de Shmuel Trigano

« Néo-conservateur » ? Bon sang, mais c’est bien sûr !

Dans le confusionnisme contemporain et face à l’érosion objective des catégories de « gauche » et de « droite », une nouvelle typologie des attitudes politiques s’impose peu à peu à la conscience commune. Au terme de la « cohabitation », après l’effondrement du communisme et le renoncement au socialisme de la gauche au pouvoir, face à la déferlante de la mondialisation qui nivèle toutes les positions, on ne sait plus très bien qui est qui. Sauf peut-être ceux qui dénoncent nommément « nouveaux réactionnaires » et « néo-cons » qui deviennent ainsi de façon inattendue le critère de référence du classement politique. Ils s’appuient sur l’idée qui voit dans « La Gauche » – dont ils sont bien sûr les parangons – l’incarnation évidente du Bien, une idée qui ne résiste pas à l’examen de l’histoire, plus que contrastée, produite par cette même gauche qu’elle ait été (au passé désormais) socialiste ou communiste. Les turpitudes et les monstruosités de la politique moderne sont autant le lot de la gauche que de la droite. S’arc-bouter sur la référence de gauche sans même sentir le besoin d’argumenter cette position ne constitue en aucune façon un certificat de conformité morale. Face à cette gauche, ainsi dispensée de justification et soudain élevée à l’égal d’une transcendance, tout le reste apparaît sombre et sale. Pour se blanchir, les « néo-progressistes » doivent en effet impérativement noircir les autres car leur credo et leur programme sont des plus flous. La spirale de la surenchère commence alors. « Extrême » et « ultra » deviennent des adjectifs allègrement conjugués selon toutes sortes de déclinaisons. L’une des plus courantes est le libéralisme, devenu en France l’épouvantail de la droite. Mais une fois que la gauche a renoncé à ses idéaux fondateurs, quel choix a-t-elle sinon celui d’un libéralisme tempéré par l’État-providence ? Les néo-progressistes ont en fait renoncé à des principes fondamentaux du socialisme, acceptant le Marché et revalorisant l’État, quand ce n’est pas l’État-nation, car il n’y a pas d’État-Providence sans frontières nationales permettant d’organiser la redistribution des biens et la péréquation que le libéralisme rend impossibles. L’extrême gauche pourrait dénoncer le néo-progressisme tout autant que la gauche bon teint le fait pour les « nouveaux réacs », accusés d’être des transfuges honteux de la gauche.

On le voit, cette typologie est essentiellement polémique. Elle vise à délégitimer l’adversaire sur le plan moral, le qualificatif de « droite » étant censé cristalliser le comble de l’abomination, de façon quasi magique et sans aucune démonstration. On reste là encore dans les parages de la stratégie du « Front antifasciste » initiée par François Mitterrand, dont la seule charte fut le combat contre le lepénisme, alors inventé de toutes pièces. Loin de ces jeux parisiens futiles, qui sentent la fin de parcours, une nouvelle donne de la pensée politique est sans contexte en train de se faire. Les moments fondateurs du partage droite-gauche, les Révolutions de 1789 et 1917 appartiennent irrémédiablement au passé, sans que pour autant les sensibilités auxquelles elles avaient donné naissance aient disparu. Ces dernières produisent toujours des effets de pensée politique. À la rigueur on pourrait concéder que gauche et droite ne sont aujourd’hui pas autre chose que ces sensibilités destructurées et en dérive qui ne sont plus articulées à des politiques précises et clairement définies.

Il ne fait pas de doute que de nouveaux événements fondateurs s’imposent par leur poids : le 11 septembre et la menace mondiale de l’islamisme avec pour arrière-plan plus vaste la mondialisation des échanges. Dans leur ombre, de mini-crises se sont produites qui sont devenues autant d’événements fondateurs secondaires : la guerre d’Irak, le nouvel antisémitisme, l’Intifada, l’antiaméricanisme européen et son rapport avec l’unification européenne, et sans doute demain le nucléaire iranien. Autant de facteurs de démarcations et de tensions entre les sensibilités de gauche et de droite. La catégorie de « néo-conservateur » a défini essentiellement le courant qui s’est opposé à la démission de la démocratie occidentale face au terrorisme islamiste, désormais de dimensions mondiales et dont le 11 septembre fut l’entrée par effraction sur la scène internationale. Cet événement à la force symbolique considérable a en effet donné l’occasion d’un étrange phénomène dans l’opinion démocratique mondiale, peut-être spécifiquement européenne et touchant essentiellement les élites.
Son trait le plus fort fut la « compréhension » des motivations de l’agression. Un tiers-mondisme depuis longtemps démodé, mâtiné de pacifisme, se vit recyclé avec l’alter-mondialisme. C’est dans ce tumulte que se forgea aussi le « néo-progressisme ». On se souvient des forums altermondialistes invitant à leur tribune des islamistes patentés. Ce ressaisissement des démocrates face à ce défi fut identifié à la figure du néo-conservatisme pour désigner une mouvance idéologico-politique américaine dont beaucoup de membres venaient des milieux démocrates et qui avaient fini par constituer le milieu politico-intellectuel de la présidence de G.W. Bush. De façon très significative, ces intellectuels se sont vus et se voient systématiquement identifiés comme « Juifs » par le discours médiatique et l’opinion commune. Il faut souligner le caractère inhabituel de cette référence tenace. La catholicité ou le protestantisme de l’entourage de tel ou tel président ne constitue pas en général une explication ni un argument. C’est là incontestablement un des nombreux signes de la banalisation du nouvel antisémitisme, phénomène satellitaire plus ou moins prononcé de l’islamisme et du néo-progressisme. L’expression de « Néo-cons » ainsi empaquetée induit alors l’idée, gravement réactivée aujourd’hui, du complot mondial, qui a récemment défrayé la chronique américaine avec l’étrange « rapport » de deux universitaires de Harvard sur l’influence néfaste du lobby juif sur la politique américaine. Toute critique du néo-conservatisme finit ainsi par prendre immanquablement l’allure d’une dénonciation d’individus, d’élaboration de listes d’intellectuels « suspects ». Le Landerneau parisien en a été le théâtre à plusieurs reprises.

Il faut refuser cette théâtralisation néfaste de la réflexion politique qui enferme le questionnement et l’investigation. Un adjectif ne justifie rien. C’est à l’épreuve de la réalité, sur pièces, que l’on juge une pensée. Controverses se veut pour sa part le banc d’essai intellectuel de cette enquête sur la fin d’un monde politique, social et culturel et le début d’un ordre social encore peu clair, mais dont l’installation passera par une tourmente. Les « néo-cons » américains ont incarné une posture qui a sans doute servi de point d’appui dans le climat de décomposition qui a embrumé l’Europe, mais cet apport ne signifie nullement que toutes leurs positions en matière politique, économique ou internationale, s’imposent nécessairement à ceux qui reconnaissent l’importance de la posture que l’attitude américaine – de tout un peuple – a incarné après le 11 septembre. La liberté de pensée est un bien trop précieux pour l’aliéner à quelque idéologie que ce soit.

 
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