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CONTROVERSES

Editorial du numéro 10 - Mars 2009


Face à la puissance de l’idéologie
par Shmuel Trigano

Quand nous avions programmé la mise en chantier du dossier de cette livraison de Controverses, nous ne pensions pas que ce sujet serait rejoint, voire submergé, par une actualité volcanique, découlant de l’impact de la guerre de Gaza sur la société française. Nous l’avions choisi, en effet, pour poursuivre l’examen de l’idéologie dominante de notre temps dont l’argument juif ou « sioniste » constitue l’un des foyers de cristallisation les plus virulents.

Le projet de ce numéro est en effet de comprendre le système logique et rhétorique qui régit l’usage des symboles juifs dans les discours contemporains les plus divers. Notre hypothèse de travail est que cet usage n’est point irrationnel ni uniquement téléologique (c’est à dire en vue d’une manipulation idéologique servant une cause ou un intérêt) mais qu’il est structuré en fonction d’une logique etd’ une cohérence qu’il ne faut pas rechercher dans le domaine de l’intelligence et de la pensée mais de la société et de la politique. C’est ce que nos articles analysent, chacun à sa manière.

Un deuxième dossier est consacré à la résurgence du mythe du crime rituel dans l’imaginaire contemporain. Depuis la « deuxième Intifada », nous assistons en Europe (et dans le monde arabo-musulman) à des débordements médiatiques et journalistiques qui, tous strigmatisent une unique image d’Israël, accusé de cruauté envers les enfants palestiniens. Si la rationalité du système du signe juif est d’ordre sociétal, demandant à être recherchée dans les formes et les mouvements profonds de la société, ce dossier démontre que le contenu irrationnel des représentations des Juifs n’est pas, lui aussi, le produit du hasard. Il s’inscrit, pour qui a quelque connaissance historique, dans un héritage de l’imaginaire collectif de l’Europe qui prend ses sources dans le Moyen Age et dont nous constatons qu’il n’a pas disparu de la mentalité de nos contemporains malgré plusieurs siècles de sécularisation. Les chercheurs ont démontré en effet que la conscience collective était structurée par des mythes archaïques qui se perpétuaient sur de très longues périodes dans chacune des cultures de l’humanité.

Les conclusions auxquelles conduisent ces deux dossiers viennent conforter le sentiment et la réalité que nous faisons face à une résurgence très inquiétante de l’antisémitisme dont on n’a pas assez pris la mesure. Il se produit en effet une conjonction explosive de logiques sociétales, sociales et imaginaires autour du signe juif, dont la crise économique va amplifier la virulence.

Si il y a une possibilité d’analyser les structures et la logique de l’économie du signe juif et de l’imaginaire collectif, celà ne signifie pas pour autant que l’antisémitisme aurait « des raisons d’exister ». Ce que le sociologue comprend du système de la réalité n’est pas ce que l’acteur social doit penser ( ni ce qu’il peut penser). Comprendre la logique d’un événement ne le justifie pas. Le registre sociologique ou politologique n’est pas le registre éthique ou politique. La rationalité du phénomène que nous analysons est uniquement formelle (un système de causes et d’effets concernant « l’animal » social, la masse de la société) : les individus sont emportés par ses mouvements et ils ne savent pas qu’ils sont déterminés par elle. Mais, même si son contenu est structuré par une rationalité formelle, il n’est pas conforme à la Raison. Le mythe du crime rituel est un délire collectif qui n’a rien à voir avec la Raison (la rationalité « essentielle » pourrait-on dire), tout comme la passion antisémite.

Quand nous entreprenons de démonter le système à l’oeuvre dans ces phénomènes, nous cherchons donc à comprendre son mode de fonctionnement. L’homme moyen, l’acteur social, lui, ne peut ni entendre ni comprendre ce que nous lui révélons de son comportement. Il a , lui, des motifs intellectuels et psychologiques au nom desquels il croit agir. Il se croit un esprit radicalement libre qui choisit ses options ; tel n’est pas tout à fait le cas aux yeux du sociologue. Le fossé de l’incompréhension est donc total entre l’analyste et l’acteur social. C’est pourquoi on ne peut caresser l’espoir que le démontage du système qui produit de l’antisémitisme mette un terme à ce système. De même, le malentendu est profond entre le sociologue et le moraliste, car montrer une rationalité à l’oeuvre ne signifie pas qu’on la justifie. Expliquer n’est pas justifier ni combattre une réalité criticable sur le plan éthique.
Démonter la construction antisémitime ne suffit pas à le vaincre.

On perçoit à ce propos, la juste et modeste place de la pensée. Elle est en recul sur la réalité et ne peut la changer, en tout cas, dans l’immédiat. Le décalage entre la contemplation et la réalité est du même ordre que celui qui concerne l’individu (l’esprit individuel) et la société.Il reflète le décalage entre le « réel » et « la réalité », entre ce qui est objectivement et symboliquement et ce que les hommes croient être. La vocation de la pensée est d’apercevoir le réel derrière la réalité. C’est ce décalage qui, pourtant, donne avec retard les instruments mentaux et conceptuels pour une action ultérieure. Il est donc capital de maintenir la flamme de l’intellect, dans l’obscurcissement propre aux grands foules. J’ai parlé de pensée mais il est bien évident qu’elle n’est pas l’apanage de l’intelligentsia, j’entends la classe intellectuelle, qui, comme toute classe, n’est pas exempte d’irrationalité. Le spectacle contemporain est, en France, de ce point de vue, particulièrement accablant. Les intellectuels ne sont pas nécessairement ceux qui maintiennent une telle instance. Eux aussi ont des intérêts de classe et de carrière à défendre et cet intérêt obscurcit leur vision.

Celà nous montre aussi que l’effort de la raison ne suffit pas à terrasser l’empire des croyances et de l’idéologie. Il ne suffit pas de démontrer l’inanité d’un argument pour qu’il s’effondre, s’il ressort de l’irrationnel ou s’il est le produit d’une réalité sociétale. C’est bien la situation à laquelle nous nous trouvons confrontés aujourd’hui. L’effort considérable de démonstration et de probation, durant la « deuxième Intifada et les premières manifestations du « nouvel antisémitisme », à travers colloques et publications, fut capital sur le plan éthique et peut-être aussi pratique, mais sans portée immédiate car les mêmes phénomènes se reproduisent aujourd’hui. Nous ne pouvons pas forcer les barrières de ce que Marx appelait « la fausse conscience ». Cependant, nous pouvons contribuer à désacraliser et banaliser les tabous et les idées reçues. Car l’analyse érode les évidences, elle aide à formuler l’indicible et à déplacer les limites du pensable. Dans ce sens, le travail de la pensée engendre un milieu social, une clairière dans la foule chaotique où la compréhension peut trouver une résonnance et modifier les comportements. Comprendre « ce qui se passe », c’est être déjà plus libre et plus efficace. Le décalage structurel que nous constatons, s’il est inhérent à toute socialité, constitue néanmoins un indice que nous sommes peut-être à la veille de graves bouleversements. C’est une situation d’avant crise quand le système est sur le point de se manifester en masse en submergeant les consciences et les actes des individus.

Ce constat nous rappelle la définition que le philosophe Hegel dans les Principes de la philosophie du droit donne de la philosophie : "Pour dire encore un mot sur la prétention d'enseigner comment doit être le monde, nous remarquons qu'en tout cas, la philosophie vient toujours trop tard. En tant que pensée du monde, elle apparaît seulement lorsque la réalité a accompli et terminé son processus de formation. Ce n'est qu'au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol.Ce que le concept enseigne, l'histoire le montre avec la même nécessité : c'est dans la maturité des êtres que l'idéal apparaît en face du réel." Je ne me suis pas inscrit, quant à moi, dans l’antinomie de l’idéal et de la réalité mais du réel et de la réalité. Plutôt que la tradition grecque qui fait de Minerve, déesse de la sagesse et de la science, représentée avec une chouette (le philosophe), je ferai référence au bestiaire de la tradition biblique, à la « Biche de l’aurore » (Psaume 22,1), qui désigne l’étoile du berger, la première à paraître au crépuscule eet Vénus, la première à paraître à l’aurore. Dans le temps biblique, en effet, chaque jour nouveau commence au crépuscule.



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