Editorial
de Shmuel Trigano
Que
penser ?
Les
aventures intellectuelles naissent dans les temps forts de l’histoire.
Les événements du début du XXIe siècle
ont sans doute été l’épreuve de laquelle
Controverses est sortie. Une ère nouvelle est née
dans le fracas du 11 septembre, suivi par la guerre d’Irak
et l’âpreté du conflit au Proche-Orient. Une
guerre d’un type inédit y a fait rage dont les tenants
et aboutissants se sont insinués dans les moindres recoins
de la conscience collective. La réaction des sociétés
européennes à ces bouleversements – et notamment
de la France – reste encore à l’état
d’énigme. Le surgissement d’un paysage inattendu
au cœur du pays familier a pour longtemps ébranlé
les idées les plus évidentes. Dans la confusion
et la violence idéologiques – voire le passage à
l’acte durant de longs mois – la massification des
esprits et des intelligences en fut le phénomène
le plus fort. L’antisémitisme planétaire qu’elle
a ravivé a remis en question bien des idées forgées
après la deuxième guerre mondiale, et des plus enracinées.
Un choc intellectuel. Il ne suffit pas d’invoquer l’expression
toute faite de « pensée unique » ou de «
politiquement correct » pour se libérer de l’inquiétante
étrangeté des signes de massification que la société
française émet depuis quelques années, des
élections présidentielles de 2002 aux émeutes
de novembre 2005. Le profond divorce entre les cadres symboliques
et l’expérience de la réalité, entre
les élites et les citoyens, tire la sonnette d’alarme.
Cette désarticulation est le signe avant-coureur de profonds
mouvements de la société et de la politique, et
déjà de la culture. Comment une société
qui a toutes les apparences du pluralisme, voire de la fragmentation
la plus extrême, peut-elle soudain faire bloc, toutes différences
confondues ? Comment le processus et les valeurs démocratiques
peuvent-ils tourner à vide, tout en étant psalmodiés
continûment ? Le discours politique a montré son
peu de crédibilité à l’occasion d’affaires
politiques ou quand il s’est agi de prendre des décisions
graves en matière d’éthique ou de mœurs.
Qui a par ailleurs confiance en la justice de son pays après
les scandales les plus récents sur la faillibilité
des juges et leur prétention à tout régenter
? Le discours de l’expert, appelé désormais
à remplir un rôle politique que nul ne contrôle,
ne rassure pas plus.
Désinformation,
mésinformation, théories du complot sont autant
de symptômes de l’égarement d’un public
qui ne comprend pas l’évolution des choses. Tout
est à penser à nouveau frais, à la fois parce
que les références intellectuelles disponibles semblent
inadéquates pour penser le présent et parce que
la nouvelle donne du XXIe siècle est inédite. L’extinction
des idéologies dominantes du XXe siècle a laissé
le champ libre à une pensée molle qu’aux États-Unis
on identifie sous le vocable de post-modernisme. Elle pourrait
bien n’être qu’une étonnante recomposition
du marxisme en quête de mutation après l’effondrement
du monde qui s’en revendiquait. Le « politiquement
correct » est bien plus grave que la pudibonderie langagière
qu’il suggère. Ne formule-t-il pas de façon
anodine cette même idéologie qui domine massivement
au nom de l’anti-domination et dont l’influence a
fini par mettre son empreinte sur la politique et la culture autant
que les mœurs ?
On
peut poursuivre deux objectifs lorsqu’on crée une
revue : la défense et illustration d’une idée
ou la culture d’un domaine particulier. Dans les deux cas,
on exprime sa confiance en la primauté de la pensée
et du langage. Elle implique un constat de déficit de l’action
ou une préparation à l’action, mais toujours
l’ouverture d’un horizon intellectuel à une
impasse dans l’arène des faits. Il se pourrait qu’il
soit déjà trop tard (ou trop tôt) pour s’engager
dans l’action. Trop de forces puissantes sont à l’œuvre
pour que la pensée puisse efficacement leur faire face.
Elle dispose néanmoins de ressources bien plus fiables
mais à l’effet différé, germinatif.
C’est autour d’un pôle d’analyse, de formulation
et de réflexion que nous nous retrouvons et que nous espérons
donner naissance à une communauté d’idées
et de débats où pourront être affrontés
les enjeux capitaux pour l’avenir qui se trament ces années-ci.
Controverses se donne pour objectif de s’engager les yeux
ouverts dans cette nouvelle ère que chacun décline
selon son point de vue : postmodernisme, altermondialisme, post-colonialisme…
La
mutation en cours de la politique sera au cœur de notre investigation.
L’idéal démocratique, par nature flou, est
aujourd’hui investi de significations qui n’étaient
pas les siennes, au point d’infléchir la compréhension
qu’on en a, voire de la pervertir. La démocratie
telle qu’elle s’est construite dans le cadre de l’État-nation
survivra-t-elle à la nouvelle donne de l’histoire
? L’examen des tenants et aboutissants de cette inquiétude
ne pourra pas éviter une reconsidération de la genèse
et de la généalogie de l’idée démocratique
qui en commandent le développement. A ce propos, le réveil
contemporain de la « question juive » constitue un
indice significatif de l’état des choses en général,
dont l’interprétation pourrait éclairer l’ensemble
du paysage actuel. L’histoire a démontré sa
valeur de miroir et de symptôme d’une époque.
Nous
sortons d’une décennie qui a eu l’ambition
de mettre en œuvre une politique morale. Les causes humanitaires,
les droits de l’homme, le droit d’ingérence,
la Cour de justice internationale ont été autant
d’expressions de ce projet. Tous les domaines de l’existence
ont été gagnés par ce mouvement comme la
judiciarisation de la vie peut en témoigner. Le monde est-il
pour autant plus vertueux ? Le bilan de cette époque reste
à faire. La célébration de l’éthique
a conduit à une dépolitisation qui fait écran
aux problèmes plutôt qu’elle ne les adoucit.
L’exaltation de l’Autre s’avère bien
corrosive, y compris pour lui-même. C’est comme si
on avait congédié le principe de réalité.
Une société parfaitement démocratique et
vertueuse se met en scène alors qu’un ordre social
extrêmement dur s’installe dans l’indifférence.
Les notions de paix et de guerre ont aussi subi une évolution
abrupte avec la mondialisation du terrorisme. La guerre n’est
plus ce qu’elle était mais elle est toujours la guerre.
Quant à la paix, elle est invoquée de toutes parts
par les fauteurs de guerre. Nul doute que ces catégories
doivent être aussi l’objet de notre reconsidération.
La sphère des mœurs est devenue un nouvel enjeu de
la politique. Filiation, genre, famille, définition du
vivant sont gagnés par la labilité contemporaine.
Les points de repère classiques sont perdus et il faut
se demander comment cette évolution est commandée
par la mutation en cours de la démocratie. Une forme de
« citoyenneté » inédite est mise en
chantier dont nul ne sait ce qu’elle augure du lien social.
Au
carrefour de toutes ces questions, le fait identitaire semble
devenir la marque du XXIe siècle, malgré la mondialisation
et à cause d’elle. Il n’est pas seulement le
fait des individus soucieux de se faire reconnaître tels
qu’ils le veulent et le décident mais aussi des entités
collectives. La nation est en recul en Europe mais aucune autre
forme de socialité ne l’a remplacée. L’unification
européenne, loin de marginaliser les identités collectives
n’a fait que les exacerber pourtant. Sur le plan international,
l’affaiblissement des frontières et des distances
a mis en contact des cultures très différentes.
Leur choc est un phénomène manifeste qui décidera
peut-être de l’évolution des 20 prochaines
années. Il nous faut l’analyser sans le nier, comme
il est d’usage dans le politiquement correct. L’identité
est la chose la mieux partagée du monde, consubstantielle
à la condition humaine. Aujourd’hui, les problèmes
qu’elle soulève sur le plan collectif, concernent
aussi bien l’Europe de l’Ouest, ébranlée
par une immigration massive et l’érosion de ses propres
références, que la scène internationale,
en proie aux tensions nées de la pression islamiste autant
que du resserrement de l’horizon planétaire, consécutif
à la mondialisation dans toutes ses dimensions. Il faut
retrouver le sens de ces interrogations, d’ordinaire enfouies
ou vertueusement déniées dans le débat intellectuel,
pour affronter leur réalité dans l’horizon
des valeurs démocratiques, sûrement à redéfinir
aujourd’hui.