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CONTROVERSES

Numéro 1 - Mars 2006

Editorial de Shmuel Trigano

Que penser ?

Les aventures intellectuelles naissent dans les temps forts de l’histoire. Les événements du début du XXIe siècle ont sans doute été l’épreuve de laquelle Controverses est sortie. Une ère nouvelle est née dans le fracas du 11 septembre, suivi par la guerre d’Irak et l’âpreté du conflit au Proche-Orient. Une guerre d’un type inédit y a fait rage dont les tenants et aboutissants se sont insinués dans les moindres recoins de la conscience collective. La réaction des sociétés européennes à ces bouleversements – et notamment de la France – reste encore à l’état d’énigme. Le surgissement d’un paysage inattendu au cœur du pays familier a pour longtemps ébranlé les idées les plus évidentes. Dans la confusion et la violence idéologiques – voire le passage à l’acte durant de longs mois – la massification des esprits et des intelligences en fut le phénomène le plus fort. L’antisémitisme planétaire qu’elle a ravivé a remis en question bien des idées forgées après la deuxième guerre mondiale, et des plus enracinées. Un choc intellectuel. Il ne suffit pas d’invoquer l’expression toute faite de « pensée unique » ou de « politiquement correct » pour se libérer de l’inquiétante étrangeté des signes de massification que la société française émet depuis quelques années, des élections présidentielles de 2002 aux émeutes de novembre 2005. Le profond divorce entre les cadres symboliques et l’expérience de la réalité, entre les élites et les citoyens, tire la sonnette d’alarme. Cette désarticulation est le signe avant-coureur de profonds mouvements de la société et de la politique, et déjà de la culture. Comment une société qui a toutes les apparences du pluralisme, voire de la fragmentation la plus extrême, peut-elle soudain faire bloc, toutes différences confondues ? Comment le processus et les valeurs démocratiques peuvent-ils tourner à vide, tout en étant psalmodiés continûment ? Le discours politique a montré son peu de crédibilité à l’occasion d’affaires politiques ou quand il s’est agi de prendre des décisions graves en matière d’éthique ou de mœurs. Qui a par ailleurs confiance en la justice de son pays après les scandales les plus récents sur la faillibilité des juges et leur prétention à tout régenter ? Le discours de l’expert, appelé désormais à remplir un rôle politique que nul ne contrôle, ne rassure pas plus.

Désinformation, mésinformation, théories du complot sont autant de symptômes de l’égarement d’un public qui ne comprend pas l’évolution des choses. Tout est à penser à nouveau frais, à la fois parce que les références intellectuelles disponibles semblent inadéquates pour penser le présent et parce que la nouvelle donne du XXIe siècle est inédite. L’extinction des idéologies dominantes du XXe siècle a laissé le champ libre à une pensée molle qu’aux États-Unis on identifie sous le vocable de post-modernisme. Elle pourrait bien n’être qu’une étonnante recomposition du marxisme en quête de mutation après l’effondrement du monde qui s’en revendiquait. Le « politiquement correct » est bien plus grave que la pudibonderie langagière qu’il suggère. Ne formule-t-il pas de façon anodine cette même idéologie qui domine massivement au nom de l’anti-domination et dont l’influence a fini par mettre son empreinte sur la politique et la culture autant que les mœurs ?

On peut poursuivre deux objectifs lorsqu’on crée une revue : la défense et illustration d’une idée ou la culture d’un domaine particulier. Dans les deux cas, on exprime sa confiance en la primauté de la pensée et du langage. Elle implique un constat de déficit de l’action ou une préparation à l’action, mais toujours l’ouverture d’un horizon intellectuel à une impasse dans l’arène des faits. Il se pourrait qu’il soit déjà trop tard (ou trop tôt) pour s’engager dans l’action. Trop de forces puissantes sont à l’œuvre pour que la pensée puisse efficacement leur faire face. Elle dispose néanmoins de ressources bien plus fiables mais à l’effet différé, germinatif. C’est autour d’un pôle d’analyse, de formulation et de réflexion que nous nous retrouvons et que nous espérons donner naissance à une communauté d’idées et de débats où pourront être affrontés les enjeux capitaux pour l’avenir qui se trament ces années-ci. Controverses se donne pour objectif de s’engager les yeux ouverts dans cette nouvelle ère que chacun décline selon son point de vue : postmodernisme, altermondialisme, post-colonialisme…

La mutation en cours de la politique sera au cœur de notre investigation. L’idéal démocratique, par nature flou, est aujourd’hui investi de significations qui n’étaient pas les siennes, au point d’infléchir la compréhension qu’on en a, voire de la pervertir. La démocratie telle qu’elle s’est construite dans le cadre de l’État-nation survivra-t-elle à la nouvelle donne de l’histoire ? L’examen des tenants et aboutissants de cette inquiétude ne pourra pas éviter une reconsidération de la genèse et de la généalogie de l’idée démocratique qui en commandent le développement. A ce propos, le réveil contemporain de la « question juive » constitue un indice significatif de l’état des choses en général, dont l’interprétation pourrait éclairer l’ensemble du paysage actuel. L’histoire a démontré sa valeur de miroir et de symptôme d’une époque.

Nous sortons d’une décennie qui a eu l’ambition de mettre en œuvre une politique morale. Les causes humanitaires, les droits de l’homme, le droit d’ingérence, la Cour de justice internationale ont été autant d’expressions de ce projet. Tous les domaines de l’existence ont été gagnés par ce mouvement comme la judiciarisation de la vie peut en témoigner. Le monde est-il pour autant plus vertueux ? Le bilan de cette époque reste à faire. La célébration de l’éthique a conduit à une dépolitisation qui fait écran aux problèmes plutôt qu’elle ne les adoucit. L’exaltation de l’Autre s’avère bien corrosive, y compris pour lui-même. C’est comme si on avait congédié le principe de réalité. Une société parfaitement démocratique et vertueuse se met en scène alors qu’un ordre social extrêmement dur s’installe dans l’indifférence. Les notions de paix et de guerre ont aussi subi une évolution abrupte avec la mondialisation du terrorisme. La guerre n’est plus ce qu’elle était mais elle est toujours la guerre. Quant à la paix, elle est invoquée de toutes parts par les fauteurs de guerre. Nul doute que ces catégories doivent être aussi l’objet de notre reconsidération. La sphère des mœurs est devenue un nouvel enjeu de la politique. Filiation, genre, famille, définition du vivant sont gagnés par la labilité contemporaine. Les points de repère classiques sont perdus et il faut se demander comment cette évolution est commandée par la mutation en cours de la démocratie. Une forme de « citoyenneté » inédite est mise en chantier dont nul ne sait ce qu’elle augure du lien social.

Au carrefour de toutes ces questions, le fait identitaire semble devenir la marque du XXIe siècle, malgré la mondialisation et à cause d’elle. Il n’est pas seulement le fait des individus soucieux de se faire reconnaître tels qu’ils le veulent et le décident mais aussi des entités collectives. La nation est en recul en Europe mais aucune autre forme de socialité ne l’a remplacée. L’unification européenne, loin de marginaliser les identités collectives n’a fait que les exacerber pourtant. Sur le plan international, l’affaiblissement des frontières et des distances a mis en contact des cultures très différentes. Leur choc est un phénomène manifeste qui décidera peut-être de l’évolution des 20 prochaines années. Il nous faut l’analyser sans le nier, comme il est d’usage dans le politiquement correct. L’identité est la chose la mieux partagée du monde, consubstantielle à la condition humaine. Aujourd’hui, les problèmes qu’elle soulève sur le plan collectif, concernent aussi bien l’Europe de l’Ouest, ébranlée par une immigration massive et l’érosion de ses propres références, que la scène internationale, en proie aux tensions nées de la pression islamiste autant que du resserrement de l’horizon planétaire, consécutif à la mondialisation dans toutes ses dimensions. Il faut retrouver le sens de ces interrogations, d’ordinaire enfouies ou vertueusement déniées dans le débat intellectuel, pour affronter leur réalité dans l’horizon des valeurs démocratiques, sûrement à redéfinir aujourd’hui.


 
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